Civilisation

Bien plus qu'une charge anti US
De
Regis Debray
Editions Gallimard - 230 pages
Notre recommandation
5/5

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Thème

Qu'est ce qui "fait" une civilisation, comment évolue-t-elle, se transforme-t-elle ? Sur les pas de Paul Valéry -"nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles"-, Régis Debray prend la civilisation occidentale comme objet d'étude. Non pas pour une grande fresque historique et transversale mais pour l'étude des germes de sa croissance sur la terre d'Amérique, de ses cousinages et métissages avec l'Europe, et de son retour, que certains qualifient d'impérialiste, sur le vieux continent. De chapitre en chapitre, Régis Debray nous explique et nous démontre comment la vielle Europe en général, le France en particulier, sont "devenus américaines".

Points forts

1 - Une introduction extrêmement pédagogique sur la différence entre culture et civilisation. Le Bac est passé, mais appel aux parents : faites lire ces 20 pages à vos enfants ! 

2 - La révélation ou la (re)découverte des usages "américains" dans notre langage, dans la culture de l'image, dans le droit, la fiscalité, le format électoral, dans notre façon de regarder le temps, nos rapports aux chiffres, à l'histoire. Ce n'est pas une mise en cause, c'est un constat. L'histoire de l'américanisation du Globe ? "Une empreinte douce". Une question de rapport à l'espace (US), par rapport au rapport au temps (l'Europe). Étonnant de simplicité et de clarté.

3 - Le livre fourmille de références, d'exemples concrets. Il nous propose, entre autres, un hibernatus, réveillé en 2010 dans un Paris couvert de corners, Quick, Mac Do, self services, caddies, d'outils de communication smart, trendy, on line, vivant au rythme effréné des managers, traders, toujours au top, très cross over, parfois border line, hipsters, évidemment brandés, fans de fitness et de running, deeply connected aux social networks. Citant Braudel -"la langue, 80 % de l'identité française"-, il est aussi question de francophonie, dans une synthèse très éclairante.

4- Ce livre ne manque donc ni d'humour ni d'érudition. Il propose des rapprochements saisissants entre des faits, des auteurs, des événements historiques ou de la vie quotidienne, servis par un style hors norme. Il évoque Rome comme modèle pour la société américaine, son esprit pionnier, son rapport au présent, à l'espace et à l'image… et bien entendu, tous leurs effets "retour" sur la France et l'Europe.

5 - Il analyse aussi le déclin de la social démocratie à partir de 1945, constatant la déconstruction de la notion d'Etat en Europe, "au nom de la fusion ouverte du monde des affaires et du monde politique".

Quelques réserves

1- Personnalité extrêmement riche d'expériences, Régis Debray n'a pas oublié qu'il est sorti major de Normal Sup et agrégé de philosophie. Conséquence : certaines allusions et clins d’œil ne feront sourire que 0.078% des lecteurs. Certains commentaires vous paraîtront ésotériques ; cela peut frustrer mais ne gâche pas le plaisir ou l'intérêt de la lecture.

2- Un sous-titre qu’il aurait peut être été préférable d'écrire "Comment sommes-nous devenus américains". Par ailleurs, il peut faire croire à un essai "à charge", ce qu'il n'est pas.

Encore un mot...

Malgré les qualités de l'auteur, je m'attendais à un réquisitoire anti américain - un peu primaire et viscéral. Erreur, cet essai est une analyse documentée, précise, argumentée de constats et de faits, sur l'américanisation de l'Europe en général, de la France en particulier. 

Sur les pas de Paul Valery, à qui il rend un bel hommage, il nous entraîne aussi aux coté d'Arnold Toynbee, d'Huntington, de Braudel, Spengler ou Fukuyama. 

Dans son dernier chapitre ("Pourquoi les décadences sont elles aimables et indispensables"), il abandonne le caractère mortifère des déclins, et tacle, au passage, nos chers et prolixes déclinistes. Citant le neuropsychiatre Boris Cyrulnik -"à partir d'un minuscule alphabet de gènes, le milieu peut écrire mille romans différents"-, il nous invite à réfléchir à "l'ADN" d'une civilisation, autant qu'à un certain optimisme sur ce qui demeure de la civilisation gréco-romaine et/ou judéo chrétienne, quelles que soient les vicissitudes de l'histoire, de la diplomatie et de l'économie. Le choix laissé "entre le conformisme et l'extermination" (Hérode ou les Zélotes, p214 et suivantes), ouvre la porte aux "renaissances".

Ce livre fait preuve d'une justesse d'analyse et d'une richesse intellectuelle qui le rendent, à mon sens, indispensable aujourd'hui à toute personne qui veut comprendre son siècle.

Une phrase

Ou plutôt six (!):

- Culture et civilisation : "Il n'y a pas de civilisation qui ne s'enracine pas dans une culture, mais celle-ci ne devient pas civilisation sans une flotte, sans une ambition, un grand rêve, une force mobile". P23

- Modèles de civilisation : "un mode de vie désirable se doit non de réprimer, mais d'imprimer et d'inventer. Stakhanov n'était pas Bill Gates. Pouvoir faire mal, mais d'abord faire du bien. En résumé, une suprématie est installée quand l'empreinte survit à l'emprise et l'emprise à l'empire". P27

- L'américanisation de la société : "Il y avait en 1919, une civilisation européenne avec pour variante une culture américaine. Il y a en 2017, une civilisation américaine, dont les cultures européennes semblent, avec toute leur diversité, au mieux des variables d'ajustement, au pire, des réserves indigènes". P48

- Le poids de l'économique: "La chrétienté avait transmué la religion en politique ; la révolution française, la politique en religion ; l'ère comptable  [comprenez, l'ère de la République américaine des pionniers, puis des informaticiens de la Silicon Valley] fait de l'économie à la fois sa politique et sa religion. La synthèse mérite considération". P53

- De l'Europe Fédérale : "Détruire un sentiment d'appartenance sans en mettre un autre à la place est toujours périlleux. Le risque est la rétractation tribale, faux remède, et vrai poison". P171

- Espoir ! "Le propre d'une civilisation est de porter en son sein un gêne récupérable et susceptible d'hybridation. Elle ne meurt pas sans enfants… Rien ne meurt, tout se transforme. Ce rien qui est tout, c'est le dur du mou, que l'on peut appeler avec Paul Valery, son esprit, ou avec François Cheng, son âme". P223

L'auteur

Les "vieux" s'en souviennent, cet homme a quitté la rue d'Ulm (Normal Sup) pour rejoindre, au début des années 60, Fidel Castro à Cuba et Che Guevara en Bolivie. Régis Debray y étudie la guérilla à ses cotés, quitte la plume pour le fusil, est arrêté, certains diront torturé. Ces temps "troublés" laisseront de lui l'image tenace d'un anti américain pur et dur, et selon les sensibilités, d'un agent du KGB ou de la CIA. 

Dans la vie de cet homme, tout parait important et entier. Il invente la médiologie, étude de la forme de transmission des messages et de leur impact dans les rapports sociaux. Il écrit beaucoup, sur les révolutions, le pouvoir, la politique, l'Etat, l'art, le sacré et les religions, sur l'image, l'histoire, l'occident, et même Daech. 

De 1981 à 1985, il est  conseiller spécial auprès du Président François Mitterrand pour les affaires internationales. Il aura ensuite d'autre missions diplomatiques, culturelles et universitaires. 

Il reçoit plusieurs prix littéraires, dont le Fémina, est élu et membre, de 2011 à 2015, de l'Académie Goncourt. 

Professeur de philosophie, ce jeune "révolutionnaire" est âgé de 77 ans.

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