L'interprétation sociologique des rêves

Savant, exigeant, mais fondamental
De
Bernard Lahire
Editions La Découverte - 488 pages
Notre recommandation
4/5

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Thème

Pourquoi le rêve, qui concerne tout être humain, qui fascine et inquiète à la fois, échappe-t-il, jusqu'à présent, au domaine de la sociologie ? Les sciences sociales sont, de l'aveu même de l'auteur, les grandes absentes dans l'histoire de l'étude savante du sommeil et du rêve. Et pourtant le rêve est toujours "fabriqué" en rapport avec la situation sociale du rêveur, avec ses expériences quotidiennes passées et présentes, car aucun n'échappe au monde dans lequel il vit, même si l'on admet que l'activité psychique se déploie différemment la nuit que le jour. "Que disent donc les rêves de la vie des individus et de la société dans laquelle ils vivent ? Comment les expériences sociales des rêveurs contribuent-elles à tramer leur imaginaire, même dans les moments où la conscience intentionnelle ne gouverne plus le flux des images ? Voilà des questions cruciales auxquelles les sociologues n'ont guère cherché à répondre". 

Il aura fallu vingt années de travail à Bernard Lahire pour élaborer une nouvelle théorie intégratrice qui tire parti à la fois des acquis du passé et des avancées scientifiques actuelles. Alors, qu'on ne se demande plus pourquoi on rêve mais  plutôt pourquoi on rêve de ce dont on rêve (et pas d'autre chose). La connaissance du rêveur, de son passé incorporé, de son contexte présent, de ses préoccupations, de ses conditions de vie, bref, de son "histoire" sociale, devient alors incontournable.

Points forts

·        L'auteur  a accès aux multiples disciplines qui se sont penchées sur le rêve (psychanalyse et  psychologie, bien sûr, mais aussi neurosciences, linguistique, anthropologie, histoire, et même mathématiques, art et  littérature...).  Sa documentation est impressionnante autant parmi les travaux anciens que parmi les thèses les plus récentes. 

·        Il développe ses observations, ses analyses, ses critiques, lentement,  en approfondissant toujours un peu plus. Le lecteur a donc le sentiment d'être conduit pas à pas, sans être abandonné au jargon des spécialistes.

·        Chaque notion abordée est patiemment définie, précisée. Quand l'auteur examine l'une ou l'autre des fonctions oniriques (par exemple la condensation si chère à Freud) , il cite d'abord les travaux et les études des autres chercheurs, souvent à l'aide d'exemples, ce qui offre un panorama complet des recherches sur ce sujet.

·        Une théorie sur l'interprétation sociologique des rêves ne peut éviter la confrontation avec la psychanalyse (dont l'image est fort brouillée). Par rapport à Freud,  l'auteur reste d'une grande objectivité, approuvant certaines affirmations mais en en  démontrant les limites ou même les erreurs.  Ainsi consacre-t-il plusieurs chapitres aux notions fondamentales d' inconscient, de passé incorporé, de refoulement,  de censure,  et à  "la problématique existentielle" du rêveur au moment du rêve, avant d'aborder le cadre du sommeil, c'est à dire le contexte cérébral et psychique dans lequel les images du rêve se déploient.

Quelques réserves

·        On ne trouve qu'une brève allusion (une demi-page) à C.G. Jung auquel on doit pourtant de nombreuses études sur les symboles dans les images oniriques. La notion d'inconscient collectif, elle non plus,  ne semble pas prête à être considérée par la sociologie... On aurait aimé que B. Lahire développe son point de vue, fût-il très critique, sur cet analyste et sur cette notion. 

·        Au début de ce gros ouvrage, un petit résumé des différentes méthodes propres à la sociologie n'aurait pas été  superflu. Certes, l'auteur s'attarde (mais seulement vers la fin, p. 412) à préciser en quoi consiste une "biographie sociologique" (qui n'a rien à voir, dit-il,  avec une biographie anecdotisante, événementaliste) mais un lecteur peu averti des pratiques sociologiques aurait pu trouver profit à les découvrir bien avant. Ces "éléments de méthodologie pour une sociologie des rêves" forment le chapitre 13, le dernier avant les conclusions. 

·        On se doute qu'avec comme objectif avoué d'élaborer "une nouvelle théorie intégratrice", l'auteur ne fournit pas la moindre réponse sur la signification d'un rêve surprenant ou troublant. Il s'en tient uniquement au processus de fabrication du rêve et n'entend pas  se classer dans la catégorie (honnie?)  des "interprètes de rêves" !  

Encore un mot...

Voici un maître-livre, un de ceux qu'il convient d'avoir dans sa bibliothèque si l'on s'intéresse au rêve, à l'histoire des interprétations, aux différentes écoles et techniques qui proposent d'en comprendre les mécanismes.  

Une phrase

"L'interprétation sociologique des rêves montre que rien de ce qui se trame durant nos temps de sommeil n'est indépendant des expérience sociales vécues, et par conséquent des déterminations sociales multiples qui font de nous ce que nous sommes."

L'auteur

Bernard Lahire, sociologue réputé, est professeur de sociologie à l'ENS de Lyon, auteur d'une vingtaine d'ouvrages dont plusieurs consacrés à l'art, la culture, la littérature. On peut citer L'homme pluriel (Nathan 1998) ;  Franz Kafka, éléments pour une théorie de la création littéraire ; Dans les plis singuliers du social, Individus, institutions, socialisations  ; Ceci n'est pas qu'un tableau Essai sur l'art, la domination, la magie et le sacré (tous trois aux éd. La Découverte).  Il s'est également penché sur l'illettrisme, les pratiques de l'écriture, les manières d'étudier,  et on lui doit, dans la collection "Couleur des idées" au Seuil, l'ouvrage Monde pluriel. Penser l'unité des sciences sociales.

Toujours aux éditions La Découverte, il dirige la collection "Laboratoire des sciences sociales " qui accueille les travaux et les réflexions de tous les chercheurs (historiens, économistes, philosophes,... ) "en  dialogue avec les sciences sociales"; une douzaine à ce jour, avec des exigences de niveau universitaire.  

Il a travaillé, pour ce livre, dans le cadre d'un programme de recherche intitulé "Sociologie des rêves : les productions oniriques entre passé incorporé, circonstance de la vie diurne et cadre de la vie nocturne", en lien avec plusieurs universités américaines et françaises.

Commentaires

Bertrand Devevey
jeu 19/04/2018 - 19:17

... petite information complémentaire que la modestie de l'auteur de cette chronique ne permettait pas de dire : Hélène Renard est l'auteur du Dictionnaire des rêves (Albin Michel), réédité plusieurs fois, vendu à plus de 400.000 exemplaires, il a été salué autant par la critique que par ses lecteurs !!

DOMINIQUE DE P…
dim 13/05/2018 - 10:04

Le livre de Bernard LAHIRE me semble caractéristique de nombreux ouvrages universitaires qui se doivent de présenter une bibliographie exhaustive sur le sujet de recherche, de convoquer des références pléthoriques...pour aboutir à des résultats modestes, à des conclusions parfois triviales.
C'est le cas ici: 448 pages pour condamner, à juste titre, le "réductionnisme" freudien qui fait du rêve nécessairement l' "accomplissement d'un désir", essentiellement infantile et généralement refoulé, et affirmer le rôle déterminant, déclencheur, du "social" (les groupes auxquels le rêveur appartient, les évènements actuels ou récents de sa vie) dans la "fabrique" du rêve, en interaction avec un obscur "dispositionnalisme" de son histoire propre.
Ce faisant, le sociologue pose des affirmations péremptoires:
-"le caractère inconscient, quoique non refoulé, du passé incorporé" (p.153)
-la déformation, caractéristique du rêve, n'est pas liée à la "censure" soulignée par Freud, mais à une "communication de soi à soi" (p.285)
-"l'entretien sociologique provoque des effets de conscientisation qui sont à la base de nombreuses formes de thérapie" (p.259)
Ce dernier point est révélateur de la connaissance superficielle, théorique et non clinique, de la psychanalyse dont B. LAHIRE entend, en tant que sociologue, faire la critique. Il n'hésite pas, en effet, à soutenir (p.307) que le "transfert analytique...n'a rien de spécifique à la situation de cure analytique...et que l'entretien sociologique, qui amène à s'interroger sur le statut que l'enquêté confère à l'enquêteur, n'est guère différent" !!
Il confond ainsi transfert et contre-transfert analytiques et ce que Freud en effet (p.308) et, à sa suite, tous les psychanalystes nomment "effets de transfert et contre-transfert", existant dans toute relation humaine, amoureuse, éducative, professionnelle... et, sans doute, sociologique!
Est-ce bien la conclusion à laquelle B. LAHIRE veut aboutir au terme de cet ouvrage: la sociologie comme nouvelle forme de psychothérapie ?

Dominique de Peslouan
Agrégé de Philosophie
Maître de Conférences honoiraire

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