A la Guerre comme à la Guerre

De
Aleksandar Gatalica
Editions Belfond - 535 pages
Notre recommandation
4/5

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Thème

La Grande Guerre, de l’attentat de Sarajevo à l’armistice, et l’écroulement de la Belle Epoque à travers les destins de quatre-vingt personnages réels ou fictifs. Leurs histoires, héroïques ou cocasses, cernées des phrases récurrentes « Pour lui, la grande guerre commença par… Pour lui la Grande Guerre se termina lorsque… » débouchent sur la mort, l’exil ou le déclin. Les rois, les empereurs, les généraux, les savants, les médecins, les artistes côtoient les espions, les psychanalystes, les occultistes, les cocottes, les bistrotiers…. Le récit est ponctué de rêves prémonitoires, d’hallucinations, de brefs sauts dans le temps. Il évoque aussi bien les tranchées, les combats, les blessés, les traités, que les amourettes, les beuveries, le quotidien des petites gens. Apollinaire et Breton inventent le surréalisme, Lénine et Hitler sont encore jeunes. Le criminologue Archibald Reis qui « espère toujours que le monde à venir sera plus juste que l’ancien » sait bien au fond « qu’aucune épreuve, aucun désastre n’a eu le pouvoir de produire le moindre changement dans l’âme humaine ».

Points forts

1- Ce roman-choral horizontal est beaucoup plus classique dans sa composition que le « Confiteor » de Jaume Cabré auquel on a voulu le comparer (roman-corolle vertical qui transcende les siècles et les contrées, parfois dans une même phrase, par petites touches subtiles dont se dégage peu à peu l’histoire d’un violon d’exception révélée à un surdoué qui perd progressivement la mémoire). S’il ne se plie pas à l’unité d’action (les intrigues secondaires sont multiples) ni à l’unité de ton (la tragédie se mêle sans cesse à la comédie) ce roman respecte au moins l’unité de temps en suivant la chronologie des années de guerre. Seul le foisonnement des personnages en une fantaisie dévastatrice prend le lecteur à contre-pied. L’humour ravageur allié au tragique des situations évoquerait plutôt l’Underground de Kusturika, comme l’amour déchirant que porte l’auteur à la Serbie. 2 - Un style superbe, tantôt répétitif à la limite du lamento, tantôt enlevé et fantasque 3 - Les principaux protagonistes, que l’auteur convoque au terme de chaque année de guerre pour un rapide bilan, sont répertoriés en début d’ouvrage selon les pays engagés. On en perd pas mal en route : le psychanalyste qui développe une « maladie totémique » à chaque rencontre avec un confrère et finit rongé par le cancer de la gorge de Freud, le journaliste serbe poignardé par son stylo, le peintre-aviateur qui poursuit Picasso de sa hargne, le Baron Rouge que les avions à croix gammée de l’avenir accompagnent dans sa dernière descente, le commandant de sous-marin parti rejoindre les monstres terrifiants qui le hantent, toute la famille Romanov… D’autre survivront: à 48 % pour Fritz Haber, prix Nobel de chimie en 1930 et inventeur du gaz moutarde qui a tué son épouse; Hans Dieter Huis, dont la voix de baryton a mué au-delà du contre-ténor après avoir chanté Don Giovanni pour les héros des tranchées, les démobilisés, « la lie artistique parisienne » qui partagent leur temps entre la Closerie des Lilas et le Dôme, « les embusqués d’une nation guerrière et héroïques », les députés serbes réfugiés à Nice, « les planqués, les socialistes, les lâches », l’entourage de Lénine à Genève, le vieux Kaiser déchu… 4 - Les objets « magiques » font partie intégrante du récit : les lettres trahissent ou non la pensée de leur auteur selon le l’encre utilisée, les cartes postales s’écrivent toutes seules après la mort de leurs expéditeurs, le parapluie- dispensaire du docteur Simonovic s’emplit d’antibiotiques dont il ne sait que faire, les montres s’arrêtent pour annoncer l’heure de la mort de leurs propriétaires, le miroir s’approprie la peur du héros à la façon du portrait de Dorian Gray…

Quelques réserves

1 - Des longueurs. Certaines répétitions voulues sont pleines de charme, d’autres s’apparentent à des doublons. 2 - Le mélange des genres est parfois déconcertant : alternance d’historiettes minuscules et d’authentiques épopées. 3 - Gatalica n’évite pas toujours la sensiblerie et même un zeste de bien pensance, notamment lorsqu’il évoque les fraternisations et les tribunaux d’exception.

Encore un mot...

Comme "Les Bienveillantes" de Littell, "A la guerre comme à la guerre" est un roman de compilation (l(humour en plus) et cela se sent parfois. Mais il est magnifiquement écrit et magistralement pimenté d'éléments relevant du surréalisme, de la schizophrénie, de l'irrationnel et du prémonitoire, ce qui en fait une oeuvre totalement originale.

Une phrase

Pages 266/ 272 : "Après la chute de Belgrade le 8 septembre1915, les Serbes se replient sur Salonique. Parmi eux, le roi Pierre 1er de Serbie. Un correspondant de guerre français raconte : « Le peuple serbe est le seul qui dans cette Grande Guerre a perdu sa patrie et a été condamné à l’exil. Nos journaux ont beaucoup écrit sur ce chemin de croix sans pareil d’un peuple en errance (…) Avec ce peuple, avec le dernier noyau dur de l’armée défaite, marchait à travers les Dardanelles un monarque, un vieillard aux muscles desséchés, aux jambes vacillantes. Le roi Pierre Karadjordjevic n’avait demandé ni aéroplane ni train, mais, comme un simple soldat, s’était mis en route à pied, titubant de village en village à travers les rudes montagnes albanaises."

L'auteur

Né en 1954 à Belgrade, Aleksandar Catalina a traduit de nombreux auteurs grecs classiques (Eschyle, Sophocle, Euripide…). Il a publié six romans dont celui-ci (Veliki Rat, initialement intitulé La Grande Guerre, sans doute pour éviter l’amalgame avec le livre de Tomi Ungerer) est le premier à paraître en français et lui a valu le prestigieux prix NIN Literary Awards, sorte de prix Goncourt local, en 2012. Il est aussi critique musical, producteur à la radio nationale serbe et dirige aujourd’hui la Fondation de la Bibliothèque Nationale de Serbie.

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Superbement original, délirant et magnifiquement écrit.

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