Croquis de mémoire

Quelle plume !
De
Jean Cau
Ed. de La Table Ronde - La Petite Vermillon 332 pages 8,70 euros

Recommandation

Jean Cau est passé de mode. Et pourtant, quel polémiste, au niveau ou pas loin d'un Bernanos. Quelles que soient vos idées politiques, lisez la réédition de ses "Croquis de mémoire", et vous allez comprendre.

Notre recommandation
5/5

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Lu / Vu par Culture-Tops

Thème

La Petite Vermillon vient d’avoir l’heureuse idée de rééditer ces « Croquis de mémoire » parus en 1985. Comme  Jean Cau a interviewé ou rencontré la plupart des personnalités qui ont compté dans  la seconde moitié du XXe siècle, il  nous livre,  dans une langue étincelante,  au hasard de ses souvenirs et sans chronologie, des portraits percutants, cruels et désinvoltes, de politiques, écrivains, cinéastes, artistes, couturiers, philosophes et… toreros (la tauromachie, une passion dont il parle si bien). 

En filigrane, il s’explique sur l’évolution intellectuelle qui a mené le secrétaire de Jean-Paul Sartre à se rapprocher d’une « nouvelle droite » européenne et athée qui répond à ses aspirations profondes : « malgré les passerelles franchies, mon chemin intérieur fut d’un tracé fidèle » (p. 91).

Points forts

- Jean Cau,  que rien ni personne n’intimide,  est d’abord habité par une insatiable curiosité des autres, servie par un sens aigu du détail qui tue.

Il pointe les caractéristiques physiques (la tignasse rousse de Giacometti, l’énorme front bulbeux, les mains dessinées par Dürer et le râtelier mal arrimé de Malraux…), avant de  camper ses  personnages en quelques notes : Queneau « bon gros phoque » au rire tonitruant, Cocteau « bel oiseau sec au long bec »,  Orson Wells  « mammouth parmi le maigre troupeau des humains », et se délecte d’anecdotes  rapportées à grands coups d’aphorismes vachards.

- Il raconte Gaston Gallimard qui  raconte Proust, « gentil, rieur, lucide », et Marie Bell dans sa loge inondée de roses « qu’elle s’envoie à elle-même » qui raconte Claudel « gigantesque, chaleureux, radin ».

- Il raconte Aragon « vieilli dans la soumission au parti et à Elsa (même tyran) » et Montherlant qu’il s’excuse d’avoir compris trop tard.

-  S’il réserve ses flèches les plus acérées aux êtres qu’il estime surfaits et moque au passage « l’avarice surréaliste » (ce brave Tristan Tzara  champion de la pingrerie, d’Homère jusqu’à nos jours),  il a l’élégance de ne livrer de Sartre que l’image d’un « boxeur intellectuel prodigieux », à  la folle générosité. Leurs parcours ont divergé,  l’affection et le respect sont restés. : « Je ne lui dois rien mais je lui dois tout »

- Tout cela, écrit dans une langue éblouissante dont il parle comme d’une maitresse: « ma belle, ma garce, ma douce, ma cruelle, ma perverse, ma folle et ma très-sage (…) je sais qu’elle a couché avec d’autres. Aucune jalousie puisque je m’enchante, au contraire à lire le récit de leurs noces »

Quelques réserves

Impossible d’évaluer le nombre de situations et de personnages marquants qu’évoque ce livre qui devrait ravir ceux qui ont connu cette époque. En revanche, la jeune génération risque fort de ne pas s’intéresser à des gens qu’elle ne connaît que par ouï-dire (et encore !)

Encore un mot...

Ce sera: cruel et tendre

Jean Cau ne se transcrit pas, pour donner envie de le lire, on ne peut que le citer.

Une phrase

Ou plutôt deux:

p.  19

"Comme le regard que j’avais sans cesse porté sur l’intelligentsia n’avait jamais cessé d’être froid (mes origines m’avait aidé à lui conserver son tranchant) je ne doutais pas de mes capacités à claquer les portes de cette église pour aller faire mon salut ou me damner ailleurs. J’avais, de ce côté-là, grande confiance en moi et m’en administrai, plus tard, les preuves."

p. 109

"Notre époque sans orgueil ne produit que des vanités et notre aujourd’hui sans pudeur ne voit naître que des « œuvres » qui seront décédées demain."

L'auteur

Né  à Bram, dans l’Aude, d'un père ouvrier agricole et d'une mère femme de ménage, Jean Cau, mort  en 1993 à Paris, est un polémiste français, écrivain et journaliste .

Secrétaire de Jean-Paul Sartre de 1946 à 1957, il écrit dans Les Temps modernes ; il est ensuite journaliste à L'Express et France Observateur, puis éditorialiste au Figaro littéraire et à Paris Match. Il est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages, romans, essais, pamphlets et pièces de théâtre ainsi que de plusieurs scénarios de film.

Il reçoit, en 1961, le prix Goncourt pour son roman La Pitié de Dieu (qui n’est pas sans évoquer le « Huis clos » de Sartre)

Son livre posthume, Le Candidat, dans lequel il décrit avec ironie sa vaine tentative pour se faire élire à l'Académie française en 1989 est préfacé par son ami Alain Delon qui le décrit ainsi :

«Toute sa vie, ce gaulliste fidèle a été un résistant. Résistance à la gauche sartrienne dont il provenait ! Résistant à la connerie des hommes qui l'étouffait ! Résistant à l'Argent roi qu'il vomissait ! Résistant à l'impérialisme américain qu'il fustigeait ! Résistant à la Mitterrandie qu'il exécrait ! Résistant à la droite gestionnaire qu'il abhorrait ! Résistant à la décadence que le monde moderne engendrait ! »

Commentaires

Claude Bourrinet
mar 07/04/2020 - 09:59

Jean Cau aurait rigolé du bandeau qui crie au "chef d'oeuvre", à propos de son recueil de portraits. Il dégonfle lui-même ce type de flagornerie dans le croquis ironique qu'il fait de Ponge.
Cela étant dit, ce livre, c'est du costaud, à braver les siècles. Non seulement les dessins à vif qu'il nous esquisse ne sont pas loin de rappeler Les Caractères de La Bruyère, dans leur finesse et leur cruauté réjouissante, mais il nous livre une méditation sur la gente politique de son époque, qui semble maintenant si lointaine, comme une tribu amazonienne. Et pourtant, cette réflexion n'a pas perdu de sa lucidité, même si elle est appliquée aux Toüoupinambaoults contemporains. La société, quelle qu'elle soit, celle des Aborigènes comme celle des beaux quartiers de Paris, ne vit-elle pas de mythes ? Or, il se livre à un jeu de massacre qui ne laisse aucune vessie indemne, se fût-elle prise pour une lanterne. Qu'est-ce que la gauche, par exemple, cette candide certitude d'incarner le Bien ? On lit ses coups de sabre comme on savourerait la charge de hussards napoléoniens : ça tranche, ça estoque, ça tue. Voilà un style qu'aurait aimé Stendhal, et l'éloge que Jean Cau fait de sa femme, pardon, de la langue française, est un morceau de bravoure qui restera dans les Bulletins de la Grande Armée de ceux qui ont, durant plus de mille ans, aimé ce qu'il y avait de meilleur dans notre Nation, à commencer par son style.
Et il embroche, Jean, et il torchonne sec ce qui a rendu notre âme malsaine, ces petites lâchetés qui aboutissent à Juin 40, au Parti, à la langue de bois et à l'intelligence de papier. Tout le monde y passe. Presque, car il a la pudeur de l'amitié, la grâce de la reconnaissance. Sartre s'y retrouve, terriblement humain. Et d'autres, que leur seule grandeur suffit à inscrire dans les volutes de la Mémoire, pourtant si volubile. Ainsi de Giacometti, croqué tel qu'en lui-même, ou de l'irrésistible Orson Welles, bouffon génial confit dans sa graisse et sa suffisance, et pourtant sublime, comme Gargantua.
Le mythe de la "Résistance", lui aussi, ne devient plus qu'un feu de paille illusionniste. Jean Cau est comme Nietzsche, il brise les idoles, et l'on est surpris quand Alain Delon fait de lui un authentique gaulliste. Non, il était Jean Cau, tout simplement.
Jean Cau le latin, hermétique aux brumes germaniques, l'homme du Sud, des terres occitanes, de la paysannerie calleuse, que le portrait d'un grand père qui brisait les coquilles de noix entre pouce et indexe magnifie, et qui ne parlait que sa langue maternelle, non point français d'oil, et qui ne disait pas qu'il "votait" pour untel, mais qu'il le "portait", comme jadis les Gaulois juchaient un chef, ou un Empereur, sur la pavois.
C'est ce qui plaît, chez Jean Cau : on y trouve l'esprit français, cette sorte d'alchimie improbable entre le sel de la Terre et le grain du papier noirci d'encre.

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