Au plus noir de la nuit

C'est la nuit qu'il faut croire à la lumière
De
André Brink
Adapté par Nelson-Rafaell Madel
Mise en scène
Nelson-Rafaell Madel
Avec
Adrien Bernard-Brunel, Mexianu Medenou, Gilles Nicolas, Ulrich N'toyo, Karine Pédurand, Claire Pouderoux
Notre recommandation
4/5

Infos & réservation

Théâtre de la Tempête
Route du champ de Manœuvre
75012
Paris
0148083974
Jusqu'au 21 octobre 2018: du mardi au samedi à 20h30; dimanche à 16h30

Thème

Nous sommes en Afrique du Sud, aux heures les plus sombres de l'apartheid. Joseph, jeune homme noir, brillant, cultivé et fou de théâtre, tout descendant d'esclave qu'il est, raconte, depuis sa cellule de prison,  et revit devant nous, dans l'attente de son procès, son destin tragique à la fois odieux et bouleversant. Un an auparavant, il rencontre Jessica une très jeune femme blanche avec laquelle il va vivre, sous le manteau, une passion amoureuse scandaleuse et sans issue qui les submerge, bravant les interdits ségrégationnistes, échappant à la traque policière, résistant aux intimidations racistes des Afrikaners et soumis aux exhortations jusqu'aux-boutistes de ses compagnons d'infortune... et de scène.

En effet de retour de Londres où il a appris l'art dramatique, Joseph Malan crée à Cape Town sa propre compagnie, un peu à l'emporte pièce, au gré de rencontres pittoresques. Il réunit une demi douzaine d'apprentis comédiens, une petite troupe d'écorchés vifs, jouant ici Antigone, là Hamlet ou Les Justes, attisant de ville en ville le feu de la rébellion souterraine qui gronde dans  les home lands et finira par exploser dans les faubourgs de Soweto.

Mais un jour d'avril tout bascule... L'espoir sombre dans la nuit et nos  deux héros de l'amour tombent dans le néant, refusant la soumission, la séparation et l'exil.

Points forts

1/ La dramaturgie

Sans parler de suspense à proprement parler, puisque le dénouement nous est esquissé sinon révélé au début du premier acte avec l'évocation du parcours du jeune Joseph, né à la ferme dans le bush.  Puis, fuyant l'asservissement quotidien de son peuple, il réussira à partir à Londres et en reviendra pour vivre sa passion dans son pays, passion de l'art dramatique qui l'amènera à une autre passion plus intime encore, mais fatale, celle ci. Reste que ce théâtre de chair et de sang mis en scène par le caribéen Nelson-Rafaell Madel laisse suffisamment de zones d'ombre pour entretenir le mystère des moyens, du comment, du pourquoi, des rôles ambigus de certains personnages, bref des circonstances du drame. La violence est contenue mais toujours présente, les tensions sont palpables, l'horreur atteint son paroxysme mais dans la dignité.

2/ La chorégraphie

Les mots sont forts mais  ne suffisent pas toujours pour traduire les émotions qui habitent les six acteurs de cette nuit très noire mais où l'amour est lumineux. Les acteurs racontent leur histoire avec leur corps, la relation physique prend le pas sur les dialogues. Dans uns scène extraordinaire de vitalité et de sensualité la danse habite littéralement ces corps qui brisent leurs chaînes dans une sarabande irrésistible.

3/ La résonance politique

Souvenons nous...pour toujours: Après 1948, au départ des Anglais, le pouvoir politique a interdit toutes relations politiques entre "races", déterminées par la couleur de peau, dans un souci tardif et hautement condamnable , évidemment, de "pureté" de la race. Tout est à l'aune de ce Grand Idéal théorisé par Verwoerd, père fondateur de l'apartheid et de la ghettoïsation en "South Africa¨. Tout le monde est victime du système, blancs comme noirs, et le théâtre , suspect de subversion, n'en est pas exclu. Cette fracture, ce climat violent et délétère qui sape encore aujourd'hui les fondements de la société sud africaine, a été admirablement et sans ménagements conté par André Brink, Afrikaan repenti, descendant de colons boers depuis trois siècles, et spectaculairement mis en scène par Madel. Le jeune et  brillant martiniquais a su rester dans une certaine pudeur en gommant les scènes les plus insoutenables du roman pour se concentrer sur les tourments de la passion amoureuse contrariée et le rôle salvateur du théâtre. Un tour de force.

4/ L'interprétation

Elle est magistrale. Des acteurs qui jouent à être acteurs, c'est magique. Tout en violence contenue, sur le simple registre de l'émotion et de l'énergie, Mexianu Medenou, dans le rôle de Joseph, nous prend à bras le corps, véritablement. Les autres acteurs sont à l'unisson, notamment Karine Perdurand, dans son double rôle de mère croyante pure et dure et, à l'opposé, dans le rôle d'une star du rock hyper politisée. Il y a de la Myriam Makeba dans l'air...

Quelques réserves

1/ Une certaine lenteur au démarrage de la pièce et tout au long du premier acte. On étudie en profondeur - comme dans le roman d'André Brink - la psychologie du "héros", Joseph, fils de Jacob, petit fils de David. La mémoire de sa maman fait revivre ainsi, sur scène, le destin de Jacob , "cet adroit bon à rien", "réplique de l'homme blanc" torturé puis assassiné par les SS pendant la campagne d'Italie, lui faisant payer son "fanatisme racial" et ses lectures interdites. De moqueries en avanies, de geôles en pelotons d'exécution, le destin de Joseph prend ses racines  très profondément dans la souffrance endurée par ses ancêtres. C'est fort, c'est dur... mais un peu long.

2/ Un flou et une discontinuité dans certains rôles importants:

- Celui du jeune mécène blanc tour à tour entrepreneur, sympathisant, et partie prenante dans les représentations. Que devient-il, où est- il, ce témoin de la  défense  essentiel, à l'instant crucial?                                                                                                                                                   -  Celui de Cove, Afrikaner pur et dur, qui entretient des rapports ambigus avec les deux amoureux et Jessica en particulier. Est il sincère? A -t- il eu une liaison  avec elle ? Le procès,  qui décidera du sort final de Joseph, un peu trop simplement survolé, aurait pu nous apporter ici des éléments de réponse d'autant que le roman de Brink est très clair sur le sujet. De même, le comportement de Jessica reste parfois mystérieux jusqu'à la fin.

Encore un mot...

"C'est la nuit qu'il faut croire à la lumière" a écrit Edmond Rostand. Je ne connais rien de plus percutant ni de plus pertinent pour traduire la foi , la confiance et le courage de Joseph... et vous inciter à aller voir ce spectacle  qui participe, en plus, à la lutte contre l 'obscurantisme.

Une phrase

Joseph : "Ainsi, c'est pour demain. Après toutes ces nuits, il ne m'en reste plus qu'une. Je n'ai jamais été sûr de pouvoir tenir le coup, et j'ai tenu. je n'ai trahi personne : ni Jessica, ni Jerry, ni mon histoire. Je n'ose pas dormir pour cette toute dernière nuit ; elle est trop courte, trop précieuse. O nuit plus désirable que l'aube. Je veux vivre chaque heure de cette obscurité "Viens, Jessica, viens mon amour ; sortons dans la nuit, marchons main dans la main, n'aie pas peur, personne n'y fera attention, personne ne nous arrêtera, et les cavaliers mettront pied à terre à la vue des eaux. Viens, mon amour" (dernier tableau, C'EST POUR DEMAIN).

L'auteur

André Brink, descendant de colons boers installés en Afrique depuis trois siècles, a vécu vingt cinq ans dans un village afrikaner reculé sans se poser la moindre question sur l'ordre établi, la politique de Prétoria, ou sur de quelconques injustices. C'est en 1959,sur un banc du jardin du Luxembourg qu'il prend conscience des abominations de l'apartheid. C'est décidé, il rentre au pays pour se mettre au service de la lutte contre le pouvoir en place et choisit "la voie des mots". Il écrit l'Ambassadeur et une vingtaine de romans et essais dont Au plus noir de la nuit (censuré en Afrique du Sud), Une saison blanche et sèche (Prix Médicis étranger). Mort en 2015, il est chevalier de la Légion d'Honneur, et officier de l'ordre des Arts et des Lettres.

 

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