Alpinistes de Mao

Une aventure humaine qui, même déformée et réécrite par la propagande, est belle et respectable
De
Cédric Gras
Stock
Avril 2023
300 pages
20,90€
Notre recommandation
4/5

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Thème

La naissance de l’alpinisme (ou plus exactement de l’himalayisme) chinois. Une histoire méconnue encore pleine de zones d’ombre et de secrets, au plus près de ses acteurs et au rythme des épisodes révolutionnaires.

Au commencement l’alpinisme chinois n’existait pas ; seuls des occidentaux isolés, des aventuriers, avaient entrepris l’escalade des plus hauts sommets de la planète, ces mythiques 8000 du massif himalayen. Certains avec succès (victoire sur l’Everest côté népalais de Sir Edmund Hillary et Tensing Norgay en 1953) d’autres tragiquement (disparition de Mallory et Irvine en 1924).

Avec l’arrivée des communistes au pouvoir en 1949, et surtout l’annexion du Tibet en 1959, les choses vont changer : place à la construction d’un récit national glorieux sensé concrétiser la prise de possession du Toit du Monde par une Chine conquérante guidée par la pensée de Mao.

Ce seront donc des expéditions sous le contrôle de l’Armée, avec des moyens humains et matériels importants, qui vont s’attaquer à ces cimes. Pour cela vont être recrutés des alpinistes novices mais qui vont d’abord s’entraîner aux côtés de leurs collègues soviétiques, puis seuls, avant de viser en 1960 l’ascension de l’Everest côté chinois appelé ici Qomolangma.

Ce livre nous conte cette expédition dantesque, parsemée de multiples drames, mais dont le récit gorgé de propagande demeure encore aujourd’hui sujet à caution.

Puis viendront les temps difficiles où les héros retourneront à leur usine, voire pour certains dans des camps, avant une relative réhabilitation après la mort de Mao ...

Points forts

  • Les alpinistes sont appelés les Conquérants de l’Inutile : si ce livre n’avait été que le énième reportage sur des expéditions, il aurait manqué d’intérêt. La recherche des records est en effet assez vaine voire risible ; voir à ce sujet l’épisode où les Russes proposent aimablement à leurs élèves chinois de baptiser un sommet du Pamir « Pic Mao », ce que ces derniers refusent car il a quelques mètres de moins que le Pic Lénine !
  • Mais Cédric Gras se place toujours à hauteur d’homme et c’est là son principal mérite ; on ne manie pas ici des concepts, on n’énumère pas une litanie de records, on raconte des vies et on met un nom sur chaque protagoniste de cette aventure collective.
  • Xu Jing, Liu Lianman, le tibétain Gonpo, sont des êtres de chair et de sang qui revivent devant nous, dont on tente de comprendre les sentiments, la motivation, qui ressentent dans leurs chairs une douleur incommensurable (les amputations des pieds gelés).
  • Ces prolétaires ont été choisis par le Parti communiste non pas pour leurs compétences techniques (ils n’avaient jamais vu de montagnes) mais pour leur zèle révolutionnaire : on retrouve ici la formule de Mao « Mieux vaut être rouge plutôt qu’expert ».
  • De ce qui était tout sauf un choix, ces hommes – et quelques femmes – ont su faire une aventure humaine qui, même déformée et réécrite par la propagande, est belle et respectable.
  • L’aspect purement historique est aussi fort bien rendu et l’on suit pas à pas les péripéties de quarante ans de la Chine nouvelle : les Cent Fleurs, le Grand Bond en Avant, la Révolution culturelle, pour finir par l’ouverture au capitalisme. Ces épisodes sont vus à travers la place de l’alpinisme dans l’imagerie révolutionnaire et la manière dont sont traités ses acteurs.

Quelques réserves

Ce livre n’est pas un livre d’histoire, mais on ne saurait en chercher grief à l’auteur ; en effet celui-ci expose très honnêtement ne pas avoir eu accès à toutes les sources, en dépit d’efforts méritoires, tant elles sont soit difficilement accessibles soit purement inexistantes. N’oublions pas que la Chine était (et est toujours) un pays soumis à un régime autoritaire maîtrisant sa propagande et réécrivant les faits à la lumière de ses objectifs idéologiques. De même Cédric Gras n’a-t-il pas pu rencontrer les derniers survivants. Les vides ont donc dû être comblés par des suppositions, des reconstitutions nécessairement romancées.

Encore un mot...

Le commentateur ne peut qu’être frappé d’un certain sentiment d’ironie désabusée à la lecture d’un tel ouvrage : l’on y appelle un chat un chat, la monstruosité du régime et le nombre hallucinant de ses victimes sont très clairement exposés, et tout cela, en 2023, paraît aller de soi, tout naturellement. 

L’annexion sanglante du Tibet et la destruction planifiée de sa culture, les luttes de pouvoir à Pékin et leurs conséquences sur toute une génération sacrifiée, sont décrites sobrement mais de manière irréfutable et aujourd’hui incontestée.

Mais rappelons-nous qu’il n’en a pas toujours été ainsi, alors que l’on encense Philippe Sollers au moment de sa disparition : dans les années 70 et bien au-delà, pour un formidable Simon Leys, combien comptait-on de maoïstes de salon applaudissant aux exploits du Grand Timonier, dans le monde littéraire, politique et jusqu’au sein des plus prestigieuses rédactions parisiennes ?

Une phrase

(Après avoir été fêtés comme des héros du peuple, les pionniers de l’Himalaya subissent de plein fouet les tourments de la Révolution culturelle.)

« On ne saura jamais de quels griefs Xu Jing fit l’objet. La seule chose que l’on sache, c’est ce qu’il a lui-même confié : l’alpinisme était devenu contre-révolutionnaire. Quelque chose comme une dégénérescence réactionnaire.

Quelles raisons à cela ? L’alpinisme est-il une idée occidentale et bourgeoise ? L’un des premiers crimes aux yeux des maoïstes était d’avoir eu des contacts avec les étrangers. Xu Jing est-il coupable d’avoir grimpé avec les « révisionnistes soviétiques » ? Il rétorque que les ordres venaient d’en haut mais on lui hurle de se taire. Comment peut-il oser ! L’instructeur a des preuves ! Et ce dernier d’agiter sous son nez des dossiers que Xu Jing ne pourra jamais consulter. On lui laisse entendre que des proches, des camarades de cordée, son épouse même, se sont épanchés à son sujet.

Combien de temps tout cela dure-t-il ? Cela dépend des qualités dialectiques de Xu Jing, s’il joue avec l'ambiguïté des citations maoïstes, s’il tient tête à ses détracteurs. Xu Jing ne devait pas s’aveugler d’illusions. Il savait à quoi s’en tenir quant au « poing d’acier de la dictature du prolétariat ». Il était membre du Parti depuis quinze ans. "

L'auteur

Cédric Gras est un écrivain voyageur, dans le sillage de son camarade Sylvain Tesson qu’il a accompagné dans son périple sur les traces de la retraite de Russie et qui a préfacé son premier livre Vladivostok (2011).

Il a toujours été attiré par le monde post-soviétique et par l’Asie centrale et orientale, qu’il fait vivre dans Le Cœur et les Confins (2014), L’Hiver aux Trousses (2015), La Mer des Cosmonautes (2017), Alpinistes de Staline (2020).

Membre de la Société des Explorateurs Français, il a réalisé des reportages pour Arte et participé à des expéditions dans des milieux naturels hostiles (glaciers, Antarctique).

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