Enver Hoxha. Albanie, les années rouges (1944-1991)

Un travail utile sur un sujet original mais qui laisse un peu sur sa faim
De
Bertrand Le Gendre
Flammarion
Parution le 28 février 2024
235 pages
22,90 €
Notre recommandation
3/5

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Thème

Ce livre traite de l’histoire d’un homme, Enver Hoxha (1908-1985) et d’un pays, l’Albanie, les deux finissant par se confondre au-delà même de la vie du dirigeant puisque son régime lui a survécu jusqu’en 1991, le dernier de la débâcle des Etats communistes commencée en 1989. Tyran d’une nation ermite au centre de l’Europe, volontairement autarcique et se voulant ennemie de tous, Enver Hoxha a imposé sa propre paranoïa à une population réduite à l’extrême pauvreté et coupée du monde tout au long de ses quarante ans de pouvoir absolu.

On pourrait n’y voir que le récit déprimant d’un Ubu Roi balkanique, mais c’est aussi, en dépit de la faible place du pays dans le concert des nations, une analyse géopolitique de cette période où dès la chute du nazisme se sont affrontés les deux Blocs et où le camp socialiste s’est rapidement fissuré, avec le schisme titiste puis la rivalité URSS-Chine.

A la tête du premier État du monde constitutionnellement athée et refusant expressément toute collaboration avec les pays capitalistes, Hoxha a en effet commis l’exploit de rompre successivement avec la Yougoslavie de Tito, l’Union Soviétique post-stalinienne, et la Chine de Mao Zedong. L’Albanie est devenue un pays en état de siège, quadrillé de milliers de blockhaus, un pays dont il était interdit de sortir et où la police politique, la redoutable Sigurimi, comptait jusqu’à 200.000 membres sur un pays de 2 millions, un pays dont le PIB annuel par habitant en 1985 était de 850 dollars (3 200 dollars dans la Grèce voisine).

Points forts

Incontestablement, le sujet : c’est peu de dire que les travaux sur ce pays sont rares. Ils l’ont d’ailleurs toujours été, à la hauteur de la méconnaissance dont font preuve les Français à l’égard de ce que l’on appelait (improprement selon Kundera) les « Pays de l’Est ». Il faut dire que la fermeture du pays pendant les « années rouges » n’a guère facilité les échanges.

L’auteur n’a pas tort de soutenir que les Français ayant entendu parler de l’Albanie tirent leur savoir du Sceptre d’Ottokar d’Hergé ou – encore plus rarement – du seul grand écrivain de renommée internationale, Ismail Kadaré dont la relation au régime est d’ailleurs assez ambiguë. On saura donc gré à Bertrand Le Gendre d’avoir entrepris de relater cette histoire à destination d’un public peu averti. Son portrait d’Enver Hoxha, notamment le récit de ses années de formation en France, de son rôle dans la résistance, de son accession aux responsabilités et de sa pratique du pouvoir, est intéressant et méritoire tant le personnage était secret et ne s’est jamais livré.

Quelques réserves

Plus qu’un livre d’histoire épais et documenté, nous sommes plutôt en présence d’un long article de revue (187 pages de texte proprement dit, le reste étant constitué de notes et d’un index au demeurant utiles). Ceci n’est pas un défaut en soi d’autant que le style journalistique en rend la lecture très aisée.

Ceci étant, l’on reste un peu sur sa faim en refermant l’ouvrage, dans la mesure où au-delà du récit factuel, l’auteur échoue à faire comprendre le mécanisme de l’emprise totalitaire. Le grand absent est le peuple albanais lui-même, qui est présenté successivement de manière quasi folklorique, puis comme une victime globale du système et enfin comme une masse infantilisée incapable de jouir de la liberté ; le récit des années de chaos ayant suivi la chute du régime, avec la ruine de 80 % des foyers liée à des investissements financiers dans des « pyramides de Ponzi », est intéressant mais aurait selon nous mérité de plus amples développements.

Encore un mot...

Un des aspects les plus étonnants de cette histoire est sans aucun doute l’attirance éprouvée par une partie des intellectuels français pour le régime, phénomène qui fait l’objet d’un chapitre entier où figurent en bonne place d’illustres consciences humanistes, aujourd’hui repenties mais pas toujours…

A cet égard on permettra un souvenir personnel à l’auteur de ces lignes, celui de son enseignante de français en classe de seconde, de retour de vacances d’été en Albanie et qui avait dressé un tableau idyllique de ce pays et des conditions de vie de ses habitants… C’était en 1974 et dans un lycée catholique (!), témoignage d’une époque qu’on aimerait croire révolue. Il est vrai que depuis Diderot chantant les louanges de Catherine II, jusqu’aux compagnons de route de l’URSS stalinienne ou de la Chine de Mao voire des Khmers rouges, la liste est longue des élites fustigeant notre imparfaite démocratie pour se jeter à la tête des pires dictatures, pourvu qu’elles soient étrangères.   

Pour en revenir à Enver Hoxha, il nous semble dans ces années-là avoir vu en vente dans toutes les bonnes librairies les œuvres de celui que Bertrand Le Gendre qualifie de « graphomane », publiées si notre mémoire est bonne dans la collection 10-18 et aux éditions Maspéro, référence en la matière. Sans doute plus difficiles à trouver de nos jours sauf en vide-grenier.

Une phrase

« Le totalitarisme albanais échappe aux classifications habituelles, même s’il s’apparente au stalinisme : culte de la personnalité, férule idéologique, enrégimentement des masses, quadrillage policier, simulacre de justice, purge des élites, camps d’internement, travail forcé… Mais il diffère des autres systèmes totalitaires par la pathologie particulière d’Enver Hoxha, qui était convaincu que le monde entier concourait à sa perte alors que personne ou presque, au-delà des frontières de l’Albanie, ne lui prêtait attention.

(…) Ignorant à peu près tout des réalités sur lesquelles il dissertait, il revenait inlassablement à son idée fixe : « Les impérialistes et les révisionnistes ont voulu et veulent encore la liquidation du socialisme dans notre pays », une menace que martelaient à l’intention des Albanais les slogans affichés sur les murs des villes et des villages : « Nous briserons le blocus et l’encerclement des impérialistes et des révisionnistes ».

Oscillant entre hubris et délire de persécution, Hoxha était persuadé que Washington faisait de sa chute un axe majeur de sa politique étrangère, un sombre dessein que Belgrade et Moscou partageaient avec les Américains ». (p.97-98)

L'auteur

Bertrand Le Gendre est journaliste et essayiste ; il a été rédacteur en chef au Monde et professeur associé à l’université Panthéon-Assas Paris II.

Sa bibliographie témoigne de son intérêt pour des sujets variés, à la fois littéraires (Flaubert, Mauriac) et historiques avec un penchant « méditerranéen » (l’Algérie française, Bourguiba) et donc aujourd’hui balkanique.

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