La rivière et son secret

Un parcours exceptionnel qui force l'admiration
De
Zhu Xiao-Mei
Arion Robert Laffont
Parution en mars 2023 pour l'édition Poche, et en 2007 pour l'édition originale
330 pages 10 €
Notre recommandation
5/5

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Thème

Zhu Xiao-Mei est aujourd'hui une grande pianiste connue des mélomanes du monde entier. Chinoise née à Shanghai en 1949, elle va révéler son goût pour le piano très jeune, aidée par sa Maman, et faire preuve d'un talent précoce qui la conduira à se produire à la radio, à la télévision et à rentrer au conservatoire de musique de Pékin à 11 ans. Mais ce qu'elle et sa famille ne savent pas encore, c'est que le maître de la Chine Populaire, Mao Zedong, va lancer la révolution culturelle qui enfermera la Chine dans une dictature particulièrement féroce, des années 1966 à la fin des années 70. Zhu Xiao-Mei et sa famille sont alors déclarées "famille d'origine douteuse" (car artistes et bourgeois). Ils vont être soumis à de nombreuses vexations et accusations, obligés à de nombreuses autocritiques, qui vont mettre un frein à ses études.

Dans cette biographie, qui se lit comme un roman, l'auteur raconte la descente aux enfers provoquée par la remise en cause de la culture, de son enseignement, de ses maîtres, les humiliations et violences subies des "gardes rouges", la destruction de tous les ouvrages et les partitions, les persécutions dont elle est victime et devient auteur endoctrinée, la vie dans un camp de rééducation pendant 6 ans. Elle traverse le doute puis la révolte contre le capitalisme sous toutes ses formes et consacre son énergie à louer le Grand Timonier et à travailler pour le bien des ouvriers et des paysans. Mais l'histoire s'arrêterait là si malgré l'endoctrinement, la disparition de toute référence à la pensée et à la musique occidentale, Zhu Xiao Mei n'avait pas gardé chevillé au corps sa passion pour la musique et pour ses maîtres.

Elle joue en secret, participe à un orchestre clandestin, arrive à faire livrer son piano dans son camp d'internement. Quand l'étau se desserre et qu'elle peut retourner à Pékin, elle va tenter de reprendre ses études. Et décide d'émigrer aux Etats Unis. Elle y vivra de ménages, de baby sitting, et poursuivra avec un acharnement exceptionnel sa formation de pianiste. Ne pouvant vivre durablement là bas, ses amis lui "arrangent" un mariage blanc pour lui permettre de rester. Mais c'est en France qu'elle veut aller pour parfaire sa formation, et jouer les œuvres qu'elle travaille depuis des années. Ces années, à partir de 1984, verront son épanouissement artistique et sa renommée internationale s'établir.

Ce parcours de vie hors du commun est le thème de ce livre raconté à la première personne.

Points forts

Il n'est pas exagéré qu'il y  en a un qui dépasse tous les autres : la découverte de ce parcours exceptionnel d'une femme que la révolution culturelle chinoise a failli briser, si elle l'a éternellement bléssée, selon ses aveux. L'amour de la musique, et de Jean Sébastien Bach en particulier, auront été son chemin de résistance et de résilience.

S'il n'est pas nécessaire d'en dire plus pour ne rien retirer à l'intérêt à lire son récit, soulignons qu'il est facile à lire, d'une extrême sincérité quant aux doutes de cette adolescence et première jeunesse fracturées par le renoncement à sa passion et l'imprégnation idéologique de la Chine communiste de l'époque.

On peut se perdre en superlatifs à la lecture des renoncements et des conditions de vie dans ces camps (la Révolution Culturelle aura fait entre 40 et 80 millions de morts), devant la volonté de l'artiste d'entretenir sa passion, à exercer ses mains, à nourrir son esprit des souvenirs des œuvres jouées, avant de retrouver des partitions sauvée par miracle.

Le récit évoque l'enfance, la période des camps, mais aussi l'apprentissage de la liberté, faisant de cette grand artiste, sans doute l'une des seules qui fut durablement femme de ménage, pion, baby Sitter, serveuse, cuisinière avant d'oser exposer son talent. La rencontre avec le violoniste Isaac Stern, éberlué par le talent d'une femme si modeste, en 1979 entre' ouvrira à Zhu Xiao-Mei les portes de sa carrière de pianiste.

Passionnée par l'œuvre de Jean Sébastien Bach, Zhu Xiao-Mei, une des interprètes les plus connues de ses Variations Goldberg, a composé son récit en 32 chapitres, comme ces variations classées sous le vocable BWV 988, qui en comptent 30 et deux arias - 32 !

Voici ce qu'en dit, à très juste titre, le philosophe Ariel Suhamy, maître de conférence au Collège de France : « La rivière et son secret est un grand livre, même s’il n’en a pas l’apparence. Le dossier accablant qu’il instruit contre le fanatisme politique est léger comme une calligraphie. »

Quelques réserves

Absolument aucune, sauf à se souvenir que dans les années 1970 et 80, de nombreux intellectuels français louaient le maoïsme, la révolution culturelle et le communisme chinois. Quel dommage qu'aucun d'entre eux, à l’époque, n’en ait admis publiquement la réalité, que ce récit décrit avec pudeur et vérité.

Encore un mot...

Grand coup de cœur pour cette réédition d'un livre autobiographique paru il y a 16 ans. La rivière et son secret, sous-titré De Pékin à Paris, de Mao à Bach : le calvaire et la renaissance d'une grande artiste, est un récit absolument remarquable de vérité, de simplicité, témoignage d'un amour sans limite pour la musique et sa spiritualité universelle.

Il évoque, dans la philosophie Taôiste très chère à l'artiste, la fluidité, la modestie de l'eau qui épouse les formes de là où elle passe et jamais ne s'élève là où elle ne peut aller. Belle métaphore pour désigner le parcours de cette grande artiste, dont les défis artistiques ont été et sont toujours de laisser la musique suivre, à travers ses mains, le cours que son auteur a voulu lui donner sans que l'interprète ne substitue sa sensibilité à la sienne. Très belle leçon de vie qui prouve que même lorsque le talent et l'identité semblent avoir été brisés, la volonté, la persévérance, le souvenir peuvent aider à redonner un sens à une jeunesse mutilée.

Cette chronique a été écrite à l'écoute de l’enregistrement des Variations Goldberg, interprétées par Zhu Xiao-Mei, lors de son récital en l'église Saint Thomas de Leipzig, en Allemagne, en juin 2014. A noter que écrites pour clavecin et deux claviers, ces variations sont réputées pour être particulièrement dures à (bien) jouer. Jean Sébastien Bach repose dans cette église.

Une phrase

"En 1977, les universités retrouvent un fonctionnement depuis longtemps oublié : les examens d'entrée sont de nouveau fondés sur les aptitudes et les connaissances, et non plus sur les origines familiales ou des critères politiques. Le Conservatoire de Pékin rouvre ses portes, et est annoncée l'organisation des premiers concours d'entrée normaux depuis une décennie.

Je n'hésite pas une seule seconde : je dois y retourner, je dois achever mes études ! J'attends ce moment depuis si longtemps. Toutes les frustrations accumulées ces dernières années explosent. L'absence de partitions à Zhangjiako, la nécessité de les recopier ou d'organiser des plannings pour se les partager. L'obligation de se cacher pour étudier avec Maître Pan ou pour jouer en public. L'absence de disques et de concerts : ces dernières années, je n'ai pu assister qu'à une seule vraie manifestation, celle de l'orchestre de Philadelphie, et encore, dans quelles conditions ! A conservatoire, tout sera différent et les années de galère que je vis depuis mon retour de Zhangjiako trouveront enfin leur raison d'être." […] .

"J'ai trois mois pour me préparer. Trois mois pour rattraper le temps perdu - dix ans ! Toutes les classes d'âge sont en concurrence, dans une horrible compétition. Harmonie, contrepoint, analyse musicale, mais aussi chinois, chinois ancien, anglais, sciences politiques :  je travaille jour et nuit." P 170-171

L'auteur

Zhu Xiao-Mei est une artiste d'origine chinoise, pianiste de réputation internationale. Malgré ses petites mains, que ses maîtres l'invitaient à faire travailler "comme on pétrit la patte", elle est considérée comme une interprète d'autant plus virtuose que sa carrière d'artiste ne débute qu'à 40 ans, quand d'autres la commencent entre 15 et 20 ans. Si elle développe son talent au conservatoire de Pékin dans les années 60, avant et après la Révolution Culturelle, il lui faudra attendre le début des années 1980 pour décrocher un premier diplôme, au New England Conservatory à Boston. Commence alors une carrière d'interprète, en France, puis en Europe, Etats-Unis et en Chine où elle retourne en 2014, après une absence de 35 ans. Devenue professeur au Conservatoire de Musique de Paris et de Pékin, elle a donné et donne encore de nombreux concerts caritatifs. Elle avoue sa prédilection pour les églises comme lieux de récital, sans pour autant avoir renoncé au taoïsme dans lequel elle puise sa force et sa modestie. Elle a enregistré de nombreux disques, notamment des œuvres de Bach et choisi la nationalité française.

L'édition originale de La rivière et son secret a été publiée en 2007. Ce récit a reçu en 2008 le Grand prix des Muses (aujourd'hui Prix France Musique-Claude Samuel).

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