L’HOMME DÉSINCARNÉ, DU CORPS CHARNEL AU CORPS FABRIQUÉ

... Réincarné par Sylviane Agacinski
De
Sylviane AGACINSKI
Gallimard,
42 pages,
3,90 euros
Notre recommandation
4/5

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Thème

L’homme s’est toujours rêvé désincarné, les traditions philosophiques et religieuses ont souvent séparé l’âme humaine de son corps. Cependant, alors que « même les Chrétiens sont devenus dubitatifs quant à la résurrection des corps, […] l’espoir de se délivrer de la chair n’a pourtant pas disparu ».  Et c’est aujourd’hui, en quelque sorte, la « puissance technoscientifique » qui fait naître l’espoir du salut.
Il ne s’agirait plus de soigner mais d’augmenter le corps, de maîtriser sa création même. Dans ce cadre, Sylviane Agacinski dénonce les dérives de ce qu’elle nomme la fièvre productiviste qui s’empare de nos sociétés : alors que « personne n’accepte de donner un rein à un inconnu » et que pratiquement « aucune femme n’accepte de porter gratuitement un enfant à la place d’une autre », se développent actuellement « des marchés du corps humain, licites ou illicites ». Sylviane Agacinski compare notamment la gestation pour autrui à une nouvelle forme de violence faite aux femmes, voire à une réduction en esclavage. 

Points forts

. Une argumentation rigoureuse et documentée. Les références littéraires et philosophiques, nombreuses et variées, servent des développements précis. D.H. Lawrence, Arendt, Canguilhem, Weil, Weber, Lévi-Strauss, ou encore le « Je n’ai pas un corps, je suis un corps » de Merleau-Ponty scandent une réflexion bien menée, dans un texte court mais riche, notamment, de ses sources. 

. Une pensée cohérente qui sert indéniablement la démonstration du texte. Que l’on partage ou non les positions de Sylviane Agacinski, on ne peut que remarquer, par exemple, que cette dernière critique, en somme pour la même raison, à savoir la considération du corps d’autrui comme un moyen, la procréation médicalement assistée, la gestation pour autrui, mais aussi le don d’organe rémunéré ou la prostitution. Alors même que certains polémistes défendent la légalisation de cette dernière tout en s’insurgeant, avec une crédibilité très relative, contre la gestation pour autrui au nom du respect de l’intégrité du corps des femmes, Sylviane Agacinski assume avec sincérité une réflexion honnête et logique. 

. Une écriture de très grande qualité, à la fois efficace, fine et précise, analysant les formulations citées pour en tirer des concepts et y analyser une forme de pensée. Par exemple, le fait de ne plus dire d’un homme qu’il est mort d’une maladie grave mais « par manque d’un greffon » est perçu par Sylviane Agacinski comme le signe d’un changement de concept de la maladie, de la médecine, à travers une exigence induite de productivité des moyens de guérison. 

Quelques réserves

. On pourrait peut-être opposer à Sylviane Agacinski deux ou trois arguments contredisant l’évolution de « l’homme moderne » vers un marché du corps humain vue en tant que mal contemporain. En effet, si l’on met sur le même plan la GPA, l’esclavage et la prostitution, force est de constater que la traite légale des êtres humains ou le « plus vieux métier du monde » ne datent précisément pas d’hier, ce que l’auteur reconnaît d’ailleurs.
En outre, est-ce vraiment parce que « l’infertilité n’est plus acceptée aujourd’hui » que l’on a recours à la GPA ? N’est-ce pas plutôt parce que personne, auparavant, n’en avait tout simplement la possibilité ? La question serait donc, et sans doute, beaucoup moins une question d’évolution contemporaine de l’état d’esprit que d’évolution de moyens. Par ailleurs, l’évolution de la société contemporaine vers la négation de la différence entre les sexes peut être fort relativisée, à une époque où, par exemple, 97% des richesses mondiales sont détenues par des hommes et où les différences de traitement entre hommes et femmes sont encore criantes. Enfin, la possibilité de « sauver de grands prématurés » ou de guérir des maladies graves à l’aide de techniques d’externalisation peut se poser comme remettant en cause une vision de la désincarnation vouée à l’augmentation de l’humain et non aux soins. 

Encore un mot...

Un pamphlet sincère et rigoureux sur un sujet d’actualité brûlant, qui vaut incontestablement le détour. 

Une phrase

« Le rêve de surmonter les limites de l’existence charnelle, de s’évader de son corps ou d’en acquérir un autre, est peut-être aussi vieux que l’homme lui-même. Bien des fables et des mythes antiques en témoignent. « L’homme doit faire acte de s’incarner, écrivait Simone Weil, car il est désincarné par l’imagination. » La question du rapport de l’homme à son corps est plus que jamais la nôtre. C’est une question politique dont nos lois se saisissent périodiquement. Car l’homme des Temps modernes s’est convaincu qu’il n’était rien d’autre qu’un produit de sa culture et de ses techniques. Il se veut le fabricant de lui-même et de ses descendants, grâce aux biotechnologies — et grâce à l’usage de ressources biologiques d’origine humaine. Aux dépens de qui ? À la veille d’un débat au Parlement, et alors que la « bioéthique » semble perdre tout repère, il me semble important de considérer la dimension morale et sociale d’un productivisme inquiétant, étendu à la vie elle-même ». p 3.  

L'auteur

Sylviane Agacinski, née en 1945, est agrégée de philosophie. Elle a notamment dirigé le Collège International de Philosophie et a enseigné à l’EHESS. Elle a écrit une quinzaine d’ouvrages, dont « Critique de l’égocentrisme » (1994), "Métaphysique des Sexes" (2005) ou encore « Le tiers-corps : réflexions sur le don d'organes » (2018). 

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