Propriété : le sujet et sa chose

Une étude encyclopédique sur la propriété à travers les âges. Un cocktail explosif pour ce qui reste du droit civil français !
De
Christophe Clerc & Gérard Mordillat
Le Seuil-Arte
Parution en mai 2023
550 pages
25 €
Notre recommandation
2/5

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Thème

Les auteurs de ce gros ouvrage le présentent comme une retombée directe de la série audiovisuelle Le Monde et sa propriété, une coproduction documentaire de la chaîne Arte qui est aussi co-éditrice du livre. Les huit premiers chapitres, de longueur très inégale, dressent à grands traits, sur environ 170 pages, une Histoire de la propriété de l'époque préhistorique jusqu'à la période moderne. Cette histoire aboutit à définir la notion de propriété sociale qui constitua, disent les auteurs, « une réponse à la révolution (française) de 1848 » (p. 179). 

Inspiré par Robert Castel, ancien titulaire de la chaire « Travail social » du CNAM, et par le philosophe contemporain Mikhaïl Xifaras qui contribua à la série d'Arte et à la préparation de ce livre, le chapitre 8 résume cette notion que le reste du livre développe sous diverses formes.

Les vingt chapitres qui forment la seconde partie de ce livre procèdent à une analyse critique de la propriété, à partir de questions ouvertes comme : s'agit-il d'un « droit naturel » ? D'un concept utilitaire ? D'une fabrique d'inégalités ? D'une protection de la classe dominante ? Ou d'un « moteur de l'histoire », au sens marxiste ? Selon M. Xifaras, la notion de propriété serait « insaisissable » ; et donc « inconnue du droit ». Cette proposition est paradoxale, surtout au regard du long historique de cette notion que déroule la première partie du livre ! S'agirait-il d'un fantôme qui hanterait la politique et le droit depuis toujours ?

Peu probable ! Abordons-la donc, suggère Xifaras, « comme un lexique et une grammaire » (p. 426-27) : titré « Grammaire », le chapitre 28 explicite le sous-titre énigmatique de ce livre : « le sujet et sa chose ». Si la propriété se réduit à un rapport d'appropriation qui relie le sujet (celui qui possède) à sa chose (ce qui est possédé), ce rapport n'est que psychologique ; il relève de la pratique sociale, pas du droit ! 

Ainsi, au temps de l'esclavage par exemple, on considérait l'esclave comme une chose ; on pouvait donc exercer sur lui un droit de propriété absolu et exclusif, celui que les romains résumaient en trois mots : usus, fructus & abusus*. Un programme qui inspire six chapitres de ce livre, soit une centaine de pages consacrées à l'exploitation de soi-même et d'autrui : femmes, enfants, esclaves ou captifs ! 

L'ouvrage se referme bizarrement, sur une boutade : pour faire bonne mesure, la propriété ressemble-t-elle aux douze travaux d'Hercule ? Les auteurs le suggèrent, sans pour autant « renoncer à transformer le monde » (p. 453-4) !

Points forts

Plusieurs passages de cet ouvrage témoignent d'un savoir digéré qui ne coule pas de source ! L'équipe sous-jacente, discrète et professionnelle, maîtrise une érudition de bon aloi : orientalistes, hellénistes, romanistes, juristes, historiens des idées etc. A ce titre, il s'agit bien d'une petite encyclopédie sur la propriété ! 

Bien écrit, l'ouvrage est nourri par une abondante bibliographie ; il comprend deux index (noms et notions), un dispositif de notes (parfois un peu touffu) et de nombreuses références. Il évite le jargon dont se repaissent trop de travaux qui touchent à la philosophie, au droit, à l'économie ou à la psychologie sociale. Cette performance doit être soulignée. 

Je dois aussi dire que l'écriture et le style sont simples : la lecture se poursuit « sans couture », de la préhistoire à la philosophie grecque, du droit romain à la sociologie et à l'anthropologie moderne. Ce petit prodige repose, probablement, sur l'équipe éditoriale ; bien des éditeurs français négligent cet important aspect de leur métier depuis un demi-siècle ; ils devraient en prendre de la graine ! Je m'en plains souvent ; c'est pourquoi je souligne ici un professionnalisme très appréciable!

Quelques réserves

La propriété est trop importante pour être traitée par-dessus la jambe. Je ne peux rien préjuger d'une série audiovisuelle que je n'ai pas visionnée. Mais il saute aux yeux que l'ouvrage écrit expose surtout une thèse : les auteurs ne s'en cachent pas. Ils insistent, au contraire, sur leur désir de déroger à l'acception personnaliste du droit civil qui s'élabora, au fil des siècles, dans nos pays. Ils mettent, par exemple, en débat diverses formes d'appropriation personnelle, dans les chapitres 13 et 14, pour des biens fonciers & mobiliers notamment ; ils admettent quelques droits incorporels privatifs comme le droit d'auteur auquel ce livre consacre une vingtaine de pages - chapitres 21 à 23 ; mais ils enferment ces droits dans une conception matérialiste de la propriété intellectuelle qui mérite vraiment d'être discutée !

Personne ne nie d'ailleurs que les droits sur l'information ont une importance particulière à notre époque ; notre société, orientée vers le tertiaire et les services, ne peut négliger la liberté de doter et de donner, le respect des volontés d'un défunt, l'usage d'un patronyme et l'expression d'une personnalité car tout concourt, autour de nous, à valoriser de tels symboles abstraits, comme des noms, des marques distinctives et de l'information, sous toutes ses formes. Or, sur le sujet, l'ouvrage est un peu indigent !

Dernière réserve : les auteurs endossent trop des lieux communs de nos jours : l'écologisme militant, le féminisme ambiant, l'éternelle repentance pour des pratiques disparues comme le servage médiéval, l’esclavagisme athénien ou les abus des manufactures du XVIII° siècle. Certaines évocations (celles du « petit père » Thiers, par exemple) sont aussi entachées d'anachronisme : sorties de leur contexte historique, elles n'ont pas la pertinence que leur attribuaient les adversaires de Thiers à la fin du Second Empire français! C'est regrettable car une société vivante regarde l'avenir ; et elle s'étiole à regretter son passé !

Encore un mot...

Une étude encyclopédique sur la propriété à travers les âges, conçue par des hommes du XXI° dont la « grammaire sociale », pour reprendre leur métaphore, remonte à Platon, à Rousseau, à Proudhon et à Marx ! Un cocktail explosif pour ce qui reste du droit civil français !

Une phrase

  • Le propos du livre s'exprime ainsi, en introduction : « la propriété n'est en rien un droit naturel » ! p.12
  • Une interprétation toute bourdieusienne de l'histoire de Rome : « La République romaine peut se lire à l'aune des conflits de classe ». Du Marx avant la lettre ! p.71
  • Une définition de la propriété sociale chère aux auteurs : « mettre à disposition de tout citoyen...des biens et des services collectifs qui ont une finalité sociale...propriété partagée entre tous les citoyens, un bien commun, inappropriable et incessible » : Kibboutz ou Sovkhoze ? p.186
  • Au terme d'une réflexion sur la propriété écologique : «(elle) ne résout rien [sans] un vaste programme par lequel la puissance publique [organise] la transition » : annonce d'un remembrement autoritaire ? p.407

L'auteur

Me. Christophe Clerc est avocat au barreau de Paris. Chargé de cours à l'Institut d'études politiques, il s'intéresse notamment au droit des marchés financiers, à la gouvernance et aux parties prenantes des entreprises cotées (actionnariat salarié, fusion-acquisition, offre publique d'achat etc.) 

Gérard Mordillat est écrivain et cinéaste ; il a publié de nombreux ouvrages (romans et essais) et dirigé les pages littéraires de Libération. Comme réalisateur audiovisuel, il a tourné en 2022, avec Christophe Clerc, une coproduction documentaire pour Arte sur le thème : Le monde et sa propriété. Le présent volume est une retombée de cette production.

*Usus : droit d'usage ; fructus : droit de jouissance ; abusus : droit de détruire !

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