Sur l’Islam

Les rapports entre la théorie islamique et sa pratique. L’enquête savante d’un humaniste non-musulman
De
Rémi Brague
Gallimard
Parution le 9 février 2023
390 pages
24 €
Notre recommandation
3/5

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Thème

Rémi Brague l'évoque souvent : le but ultime de l'islam est de soumettre son peuple à la loi divine qui l'inspire. Cette soumission (islam) prolonge l'allégeance qu'exigeait le Prophète Mohamed à sa propre personne. La règle coranique entretient cet abandon au Coran et à sa Loi (rythme circadien des prières, calendrier musulman, jeune du ramadan, pèlerinage à La Mecque etc.); la langue arabe s'impose; l'islam rythme la vie, organise la famille, régit les patrimoines, hiérarchise le statut personnel (homme/ femmes; musulman/ dhimmi ; esclaves/affranchis) etc.

L'auteur explique sa démarche dans son Avant-Propos : après avoir enseigné « la philosophie de langue arabe » à Paris et à Munich pendant une vingtaine d'années et s'être plongé dans la démarche des « penseurs islamiques (…) qui reprenaient la philosophie des Grecs » familière à l'auteur. Ce sont « les rapports entre la théorie et la pratique islamique » qu'il estimait utile de clarifier car peu d'études antérieures ont abordé ce sujet, écrit-il page 9.

N'étant pas musulman, le Pr. Brague aborde ce sujet « de l'extérieur », comme, avant lui, la grande majorité des orientalistes occidentaux. Il ne cache aucun de ses doutes sur l'authenticité prophétique de Mahomet ; ni sur l'origine « divine » du Coran. Sa démarche évoque un peu celle de l'entomologiste qui examine une termitière de l'extérieur !

Le corps du livre comprend quatorze chapitres encadrés par un Avant-propos et par un Épilogue ; cela constitue les trois-quarts d'un ouvrage que complètent d'importants appendices. Cette savante compilation, organisée à partir de sources anciennes et récentes, soulève deux questions qui méritent commentaire : quelle est la véracité de l'islam (chap. III ) ; et quel est son but dernier (chap. VII) ? Enfin, l'éventuelle ankylose de l'islam évoquée en conclusion, annonce-t-elle une dégénérescence ou un rebond ?

Première interrogation : à défaut d'une institution dont l'opinion s'imposerait à tous et partout, personne n'a, jusqu'à présent, été en mesure de définir le vrai islam. A travers les siècles, il est seulement avéré que l'islam doit surtout échapper à la corruption, rester intègre et authentique, retrouver la pureté initiale des règles dictée par Dieu, véritable auteur du Coran au sens musulman. Le chapitre III commente des thèses et des pratiques qui traversent l'histoire musulmane, thèses que l'actualité récente remet à l'ordre du jour : le polysémisme du qualificatif « islamique » qui alimente l'opposition entre chiites et sunnites ; l’ambiguïté entretenue autour des confréries soufies et de pratiques résurgentes comme la lapidation, l'égorgement et la torture (p.94).

En résumé : traduite en prescriptions impératives, la règle coranique ne peut plier devant la loi des hommes ; dès lors, l'idée de séculariser le monde musulman n'est qu'un oxymore, une contradiction irréductible qu'aucun croyant ne peut envisager sans blasphème! Il en résulte que le droit musulman ne s'accorde en rien avec le droit occidental (chap. V sur la Charia) ; que la notion de droit naturel lui est parfaitement étrangère car cette Charia, à elle seule, organise la société musulmane (chap. VI du livre).

Rien n'a donc permis à l'islam de suivre le chemin initié au XI° et XII° siècles par la « réforme grégorienne » qui poussa l’Église romaine à se détacher des questions séculières (à Dieu ce qui est à Dieu, à César ce qui est à César) ; ce qui réhabilita la raison, encadra l'exercice de la force, préféra les voies du droit aux voies de fait ; et facilita, en définitive, la démarche hypothético-déductive de la science moderne1! Cette partie du livre mérite une lecture attentive, crayon à la main ; elle permet aussi d'échapper à bien des lieux communs : on y trouve des formules comme celle-ci, d'un auteur musulman du XIX° siècle : « la raison ne peut être radicalement autonome en rien », phrase incompatible avec le raisonnement d'un occidental car elle souligne que la vertu, c'est obéir à la loi divine et à ses injonctions ; et que se révolter contre cette loi, c'est du vice ! II en résulte aussi que violence et excès coulent de source si leurs auteurs, comme le Prophète et ses successeurs, sont « purifiés par Dieu » ; qu'aucun dhimmi, juif ou chrétien, ne peut porter les armes ni incarner le pouvoir ; et qu'enfin, puisque « la terre n'appartient qu'à Dieu et à son envoyé », un infidèle ne possède rien et qu'il ne faut pas hésiter à mentir ou à dissimuler pour imposer l'islam…

Depuis ses premiers jours, l'islam est une conquête (chap. VIII à XI) : il lui faut soumettre les peuples, prélever sa dîme, convertir par la force, par la récompense, par la terreur ou par la propagande, selon les circonstances. Peu importe la motivation : esprit de lucre ou prosélytisme ; quant au jihad, guerre sans merci elle doit éliminer les mécréants, les supprimer (s'ils sont païens et surtout juifs), les convertir même contre leur gré, briser leur résistance et confisquer leur fortune (p. 204).

Les trois derniers chapitres (chap. XII à XIV) font le point sur ce que la civilisation islamique aurait transmis à l'Europe, particulièrement à la chrétienté latine du Moyen Age. Rémi Brague distingue à ce propos ce qui relève d'une légende orientaliste, d'un rêve romantique et de faits historiques : il reconnaît les apports indéniables de l'islam en mathématique, en médecine et en astronomie ; mais tempère l'importance qu'accordent certains penseurs aux musulmans. En matière philosophique, l’œuvre d'Aristote, par exemple, a suivi d'autres voies pour arriver jusqu'à nous depuis l'hellénisme classique, explique-t-il ! 

Points forts

La méthode de l’auteur doit être saluée : son érudition et sa maîtrise de l'arabe lui permettent d'étudier ses sources « de l'intérieur », tout en n'étant, comme il l'annonce en introduction, qu'un spectateur extérieur à l'univers musulman. Cette position impartiale lui permet de souligner, parfois, l'originalité de l'approche islamique et de pointer ses particularités face aux deux autres religions bibliques, le judaïsme et le christianisme.

La documentation et les sources qui nourrissent ce texte sont décrites dans la cinquantaine de pages d'annexes qui le complètent. Très fournie, la bibliographie isole les sources directes exploitées par cette étude (par ordre historique), certaines ayant été traduites de l'arabe par l'auteur ; de nombreuses références complémentaires élargissent le champ d'analyse (savantes, hagiographiques ou critiques).

Un index des noms et des principaux sujets abordés complète ce dispositif, ce qui est d'autant plus appréciable qu'il est rare d'en trouver de nos jours l'équivalent dans l'édition générale française, je l'ai souvent souligné !

Autre point à porter au crédit de ce livre : l'auteur n'hésite pas à pointer « ce qui fait mal » dans l'islam (comme à d'autres religions) : la duplicité du Prophète, son avidité à jouir des biens conquis, des femmes etc. Il évoque l'éternelle tentation schismatique qui mine l'islam (comme ce fut le cas de la chrétienté) : l'impératif de «pureté originelle » suscita souvent massacres et rapines, y compris entre co-religionnaires...

Quelques réserves

L'épilogue porte sur une hypothétique « ankylose de l'islam » aux temps modernes. Appuyé sur des textes divers, le jugement de l'auteur s'avère subtil, prudent, parfois même ambigu : il hésite à se prononcer aussi clairement qu'El Afghani (qui répondait à Renan en 1883) dont il cite une phrase sévère : « cette religion a cherché à étouffer les sciences…merveilleusement servie dans ses desseins par le despotisme » p. 271! Constatant dans les dernières lignes que « d'importantes découvertes faites en terre d'Islam ont pu rester lettre morte », il conclut seulement : « dans le cas de l'islam, l'incidence du religieux sur (la) société est plausible (sic) » ce qui laisse le lecteur sur sa faim. A cet égard, d'autres essais sont soit beaucoup plus incisifs comme l'ouvrage historique de Jean-Louis Harouel, L’Islam est-il notre avenir ? que nous avons recensé pour Culture Tops en 2022 ; soit beaucoup plus timides, comme les réflexions antérieures de Pierre Manent 2.

Encore un mot...

En Islam, tout ou presque est dicté par des rites : interdits alimentaires et artistiques, obligation vestimentaire et d'hygiène (pour les femmes et pour les hommes). Par quel miracle la population musulmane ainsi encadrée pourrait-elle exercer un libre-arbitre ? On ne peut esquiver cette question après avoir lu ce livre !

Une phrase

  • l'un de malentendus analysés par Brague se résume ainsi: « Pour le chrétien, la religion d'Abraham (inclut) l'islam. L'islam, au contraire, (exclut) le judaïsme et le christianisme...ce que faisait déjà le Coran» ! p.35
  • un constat fondamental : « la différence entre islam et christianisme (est) théologique. Pour l'islam, (la Révélation) se déverse sur un intellect humain passif (…) Dans le christianisme, les apôtres (sont les) colonnes de l’Église (et) le clergé (relaie) ces témoins primitifs. Dans l'islam (...) pas besoin de témoin : (le Coran) est entre nos mains ! »p. 62-63
  • citation édifiante du tunisien Ibn Kaldun, au XV° siècle : « La raison n'a aucun rapport avec la foi religieuse (…) nous devons croire et savoir ce qui nous a été ordonné ; et nous taire sur ce que nous ne comprenons pas (…) laissant la raison à l'écart 3 ! » p. 145 
  • à propos de la transmission du savoir entre l'Islam et l'Europe : « sont venus d'Islam les chiffres (dits arabes) venus des Indes ; Aristote traduit à Tolède ; (et, dépassant l'héritage grec) : l'astronomie et l'optique, la médecine (de) Razi et Avicenne. En philosophie, Avicenne, peut-être le plus novateur ! » p. 242- 43

L'auteur

Rémi Brague est un universitaire français qui s'inscrit dans une lignée humaniste, entraînée aux langues anciennes et à la civilisation gréco-romaine. Plongé dans la philosophie antique depuis ses études, il est aussi familier de l'allemand que des langues mortes et de la chrétienté que du judaïsme. Les mystères de l'Islam l'intéressent depuis plus de trente ans.                                                                         Membre de l'Institut, il a publié de nombreux ouvrages savants ainsi qu'une quinzaine d'essais historiques et philosophiques qui portent sur la chrétienté, le judaïsme, l'islam et la religion en général.  

(1 voir Ph Némo : Qu'est-ce que l'occident ?, PUF 2004-2008 (ch. 4, p. 46 sq.)          
(2 voir : J.-L. Harouel : L'Islam est-il notre avenir ?, Nouvelle Librairie, 2021 ; et P. Manent : Situation de la France, DDB, 2015)
(3 souligné par nous)

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