Les Damnés
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Thème
Adaptée du scénario du vertigineux et macabre « Les Damnés », de Luchino Visconti(sorti sur les écrans français en 1970), la pièce écrite et mise en scène par Ivo van Hove est restée très fidèle à l’esprit et aux personnages du film du cinéaste italien
Ici, sur le plateau dénudé de la salle Richelieu, mais où ont été installées, à jardin, des tables de maquillage pour les acteurs et, à cour, une rangée de cercueils qui accueilleront les morts assassinés au fil de la pièce, nous sommes transportés dans l’Allemagne de 1933, très exactement, le 27 février. Pendant que le patriarche de l’usine sidérurgique Essenbeck s’apprête à célébrer, en famille, son anniversaire, on annonce qu’à Berlin, le Reichstag est en feu. C‘est un jour terrible. A l’image de l’Allemagne (presque) toute entière, la famille Essenbeck, manipulée dès lors par un de ses membres, dignitaire nazi, va basculer dans le pire, c’est-à-dire s’entredéchirer et descendre aux enfers, en s’adonnant aux plus basses compromissions, en commettant les plus abjectes ignominies. Trahisons, bien sûr, mais aussi parricide, matricide, inceste, pédophilie, meurtres, assassinats. On entre dans le temple du mal absolu. A l’exception d’un seul, aucun des membres de la tribu Essenbeck ne sera épargné par l’ignoble, inspiré, permis, encouragé même, par l’un des pires régimes ayant jamais existé : le nazisme.
Points forts
-Avant tout, la mise en scène, qui frappe, fort. Ceux qui l’ont vu en Avignon craignaient que l’ impact de ce spectacle, conçu pour un immense lieu de plein air, soit amoindri par son « enfermement » dans une salle close, disposant d’ un plateau de plus modeste envergure. A mon sens,c’est tout le contraire qui se produit.
Avertir d’abord, pour ceux qui n’ont aucune idée du travail présenté ici, qu’Ivo Van Hove est un metteur en scène qui marie , comme personne avant lui, le théâtre et le cinéma. Le théâtre, parce que ce sont des comédiens de chair et de sang qui jouent leur texte devant les spectateurs. Le cinéma, parce que des caméras viennent filmer les visages de ces interprètes, pour les diffuser, en direct, sur un écran géant placé au fond de la scène. Ecran sur lequel, au cours de la représentation, on projettera aussi des images d’archives de l’époque : incendie du Reichstag, autodafés, camps de concentration, etc. Le spectateur se trouve donc à la fois dans un spectacle vivant, et comme face à une œuvre filmée, d’hier et de maintenant. Non seulement ce dispositif dynamise la représentation, impose une immersion totale dans l’œuvre, sans aucun échappatoire possible, mais il provoque, en plus, un effet de loupe sur le jeu des acteurs. En Avignon, le résultat était impressionnant, il est, ici, stupéfiant. Oui stupéfiant, parce que la proximité de l’écran, vis à vis de la salle, accentue l’effet de miroir grossissant de ce système de captation-diffusion instantanée, et donne l’illusion de pénétrer dans la noirceur abjecte et la folie dévastatrice des personnages. L’effroi saisit et, avec l’irruption des images d’archives, on comprend le parallèle qu’a voulu établir le metteur en scène entre la grande Histoire, celle, terrifiante, de l’Allemagne du 3ème Reich et celle, petite, mais tout aussi effrayante, de la famille Essenbbeck. Cela saisit et tétanise en même temps.
- Le début et la fin du spectacle.
En Avignon, comme pour annoncer l’imminence d’une apocalypse, il débutait par un grondement qui faisait trembler les gradins. Sous le plafond de la salle Richelieu, il commence par le bruit, strident, d’un sifflet de train à vapeur, qui évoque, sans aucun doute possible, les convois qui transportèrent les déportés vers les camps de la mort.
La fin reste la même que dans la Cour du Palais des Papes : l’héritier Essenbeck se saisit d’une mitraillette et tire sur les spectateurs. Cette séquence conclusive, d’une sonorité assourdissante, dérange, stupéfie, terrifie et nous renvoie à notre sanglante actualité.
- Les interprètes.
Comme en Avignon (car ce sont les mêmes), ils méritent, tous, des superlatifs. La place manquant pour décrire et analyser la prestation de chacun, on se contentera de dire que leur travail collectif et individuel est saisissant, renversant, gonflé, et bouleverse tous les (faux ) clichés d’académisme souvent véhiculés sur la troupe de la Comédie-Française. Parce qu’il est le dernier arrivé dans la Maison de Molière, on citera juste Christophe Montenez, dont la douceur vénéneuse et la folie de jeu resteront longtemps dans les mémoires.
Quelques réserves
Pour les amoureux des belles phrases, et comme en Avignon, le seul point faible de ce spectacle pourrait être son texte. Adapté d’un scénario, il est dépourvu de lyrisme et peut laisser certains sur leur faim. Mais dans ces « Damnés » le lyrisme est ailleurs que dans les mots : il jaillit de la force de la représentation.
Encore un mot...
Le film de Visconti glaçait le spectateur. En Avignon, porté haut par les Comédiens Français, le spectacle d‘Ivo Van Hove le plongeait dans l’effroi et le mettait dans un état de sidération. Réadapté pour la Salle Richelieu, il a l’effet d’un uppercut. On en sort sonné, avec l‘impression d’avoir reçu, en pleine figure, le plomb d’un des épisodes les plus terribles de l’Histoire. Avec le sentiment aussi, que cet épisode se rejoue aujourd’hui, ailleurs et autrement, mais d’une manière aussi sordide, aussi atroce, aussi sanglante. Avec la certitude qu’on n’y peut rien, parce que la barbarie est au cœur de l’homme.
L'auteur
L’homme qui s’est emparé du scénario des « Damnés » de Visconti et l’a adapté pour la scène, n’est pas un dramaturge à part entière. C’est un metteur en scène qui prend la plume de temps en temps, soit pour écrire des pièces originales, qu’il monte ensuite, soit, le plus souvent – comme dans le cas présent-, pour plier des scripts de cinéma à son instrument de création privilégié, la machine théâtrale. De ce dernier exercice d’écriture, très particulier, il a tiré des mises en scènes qui ont, à chaque fois, chamboulé le public, et l’ont hissé, lui, Ivo Van Hove, au rang de superstar, dans le théâtre contemporain.
Né en 1958 dans la Belgique flamande, Ivo Van Hove fait ses débuts dans son pays natal, puis part aux Pays-Bas où plusieurs de ses mises en scène sont très remarquées. Après avoir dirigé plusieurs festivals et Centres dramatiques, il devient, en 2001, le « patron » du Toneelgroep d’Amsterdam, qui, à ce jour, est l’une des compagnies plus inventives d’Europe. Ce qui ne l’empêche pas de travailler aussi pour les plus prestigieuses scènes du monde.
A l’actif aujourd’hui de cet artiste hors norme, plus d’une centaine de spectacles, qui témoignent de son éclectisme sans borne. On y compte aussi bien des pièces de répertoire, classique et contemporain, que des opéras et des adaptations de films et de livres.
Ce bourreau de travail surdoué a notamment obtenu en 2015, le Laurence Olivier Award, et en 2016, deux Tony Awards pour « A View from the Bridge » (Vu du Pont).
Ivo Van Hove revendique un théâtre loin de toute position morale, où les personnages, quels qu’ils soient, sont montrés de « l’intérieur », sans jugement ni commentaire, quitte à ce que ce théâtre fasse « l’expérience de nos peurs les plus profondes ». Témoin, d’ailleurs, une fois encore, ces « Damnés ». En juillet dernier, au festival d’Avignon, ce spectacle avait plongé dans l’effroi et la stupéfaction les spectateurs de la Cour d’ Honneur du Palais des Papes. Le metteur en scène, qui l’avait conçu pour le plein air et une scène de 40 m d’envergure, le reprend donc aujourd’hui salle Richelieu, à Paris.
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