Le Corbeau, une histoire culturelle

Sympathique ou funeste : le corbeau, un oiseau culturel !
De
Michel Pastoureau
Seuil
Janvier 2022 "Beau livre"
153 pages
19,9 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

Rien de plus familier qu'un corbeau… Bien que le Grand Corbeau d'Europe, dont le poids peut dépasser 2 kilos et l'envergure frôler les 2 mètres, ne soit plus très courant dans nos campagnes. 

Et pour cause ! Depuis le haut moyen âge et la christianisation de l'Europe, cet ami des hommes, messager des dieux, livreur de présages, est devenu l'ennemi de Dieu pour avoir préféré se délecter de charognes à la sortie de l'arche de Noé plutôt que d'annoncer la terre ferme. La colombe "a fait le job", et tout devient clair : le corbeau est devenu l'oiseau de tous les comportements les plus vils, et la colombe, la messagère de l'espérance. 

Dans cet essai très érudit, Michel Pastoureau, historien des couleurs et des animaux, remonte le fil de nos représentations du corbeau dans les sociétés européennes, de la Grèce antique à Hitchcock, et son célèbre film Les Oiseaux (1963), écrit, pour l'anecdote, sur une nouvelle de Daphné du Maurier, de 1952.

Et tout s'éclaire ! Dans une approche chronologique et abondamment illustrée, l'historien explique comment le Grand Corbeau devient, pour nous européens,  impie, pourchassé, caricaturé en messager ou compagnon de la mort - à quelques enclaves culturelles près, en Europe du Nord et dans l'est de la France - Vosges, jura, Alpes.

Points forts

Il y a deux approches pour désigner les qualités de ce livre. 

D'abord la qualité formelle : une belle écriture, élégante et simple, très accessible ; un beau papier couché mat ; de très belles et pertinentes illustrations issues des archives iconographiques, pièces archéologiques, livres rares - riches heures, psautiers, bibles, issues de plus belles collections.

Et l'approche intellectuelle : quel plaisir de voir ainsi disséquées nos représentations de cet oiseau qui fut si familier - devenu rare dans les campagnes françaises, et souvent confondu avec la corneille, le freux, ou le choucas (aux étonnants yeux bleus !). 

De fait, nous apprenons beaucoup de choses grâce à une analyse claire et très documentée. Et nous comprenons pourquoi le corbeau a une si mauvaise image aujourd'hui - le christianisme ayant choisi (à quelques exceptions près), d'en faire un oiseau funeste et de mauvaise augure - pour en combattre la divination qui lui était faite par les peuples du nord, Angles et Saxons. 

Dans ce versant culturel, il ne faut pas manquer de souligner la persistance de ces représentations négatives, dans le cinéma (fantastique, horreur et "gore"), la musique, la peinture, la littérature et la poésie - les romantiques en ayant fait l'oiseau annonciateur de la mort et de la désespérance.

Et pour l'anecdote, la désignation de "corbeau" pour un dénonciateur (on se souvient de l'affaire Grégory en 1984) a pour origine le fait qu'au cours d'une chasse, où l'animal traqué (souvent un renard) échappait à ses poursuivants, le vol du corbeau suivait sa fuite, dénonçant aux chasseurs la direction du fugitif !!

Quelques réserves

Il n'y a pas dans ce beau livre de description ornithologique - d'histoire "naturelle" - du corbeau. Aussi brève soit elle, elle aurait été bienvenue. A noter également, mais ce n'est pas une réserve à proprement parler, l'auteur n'aborde pas dans ces pages la question de la représentation du corbeau dans les cultures outre mer ou "outre Oural", américaines, asiatiques, africaines etc.

Encore un mot...

Je terminais il y a peu la chronique de Jimmy Bluefeather (https://www.culture-tops.fr/critique-evenement/romans/jimmy-bluefeather), roman "initiatique" où il est question de retour aux sources et de souvenir du grand corbeau totémique des Tlingit, un des peuples premiers de la cote Ouest de l'Alaska. Le personnage principal invite son petit-fils à regarder une plume de corbeau : " Tourne la plume de la bonne manière et tu verras une lumière, un peu de jour dans la nuit, un peu de bleu dans le noir." Toute l'histoire culturelle du corbeau repose dans cette ambiguïté. Noir pour les uns, d'un très beau bleu profond sous certaines lumières pour les autres.

Le Corbeau a surtout été victime de son intelligence qui défie, de tous temps, les humains. L'exégèse de la Bible et des Evangiles faite par les Pères de l'Eglise depuis des siècles délivre une véritable analyse de la transformation de son image en oiseau maléfique. Car Michel Pastoureau le dit en conclusion, le grand corbeau démontre une intelligence parfois supérieure aux grands singes. Si, bien entendu, les fondements intellectuels d'une injuste condamnation sont "démontés" avec érudition, pour beaucoup d'entre nous, il reste, par imprégnation culturelle profonde, "un oiseau de malheur". Cela n'en fait pas moins un livre utile et passionnant !

Une phrase

- " Célébré par les mythologies anciennes, vénéré par les peuples de l'Europe du Nord, le corbeau se dévalorise en même temps que se diffuse la religion du christ, dont il reste en certaines régions un rival jusqu'à des dates avancées." P. 80

- "Pour notre oiseau, il est dommage que la fable de La Fontaine, en raison de son immense diffusion, ait éclipsé toutes les autres sources, tant anciennes que modernes, et imposé l'image risible d'un corbeau vantard et borné. Celle-ci ne correspond en rien aux traditions antiques, ni au comportement réel de l'oiseau. Elle ne correspond pas non plus aux enquêtes les plus récentes sur l'intelligence animale : toutes mettent en valeur les capacités cognitives très étendues du corbeau." (P. 109

L'auteur

Michel Pastoureau est un historien spécialiste de la symbolique, notamment animale. Sa thèse, soutenue en 1972 portait sur Le bestiaire héraldique médiéval. Professeur et Directeur d'Etudes à l'Ecole pratique des hautes études, il y a dirigé la chaire d'histoire de la symbolique occidentale. L'héraldique, les couleurs, les animaux et leur symbolique tiennent une grande place dans son œuvre littéraire, très fertile, traduite dans une trentaine de langues. Sur le thème animalier, et dans la même collection au Seuil que Le Corbeau, Michel Pastoureau a publié un livre sur Le loup et un sur Le taureau.

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