Proust, roman familial

Prix Médicis essai 2023. Comment un monument de la littérature française a pu sauver de l'abîme une brillante rebelle du monde aristocratique.
De
Laure Murat
Robert Laffont
Parution le 23 août 2023
218 pages
20 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

Cet essai, c’est d’abord une satire, une  satire à quatre mains, la satire double face d’un monde bientôt révolu mais accroché à ses valeurs et surtout à ses fastes. D’un côté on retrouve l’univers proustien partiellement imaginaire et fantasmé de la duchesse de Guermantes et de ses amis faisant écho au monde bien réel mais superficiel vécu et rejeté par l'auteure elle-même. Princesse, elle l’est parce que fille du prince Napoléon par son père, mais aussi descendante d’une des plus anciennes familles aristocratiques de l’ancien régime, les ducs de Luynes, par sa mère. De facto comme dirait un dirigeant politique actuel.

La saga débute dans les années 1900-1904, époque de parution de La Recherche. L’arrière-grand-mère de Laure Murat, Caroline Ney d’Elchingen, nièce richissime du banquier et ministre Achille Fould, tient salon dans son hôtel particulier  de la rue de Monceau  voisinant avec les Camondo, les Ephrussi et autres Rothschild, autant de résidents fortunés ou bien nés de la plaine Monceau. Marcel Proust y est convié parfois à dîner : « C’est le petit journaliste qu’on place en bout de table ». De bals masqués en souper fins on y rencontre la comtesse de Chevigné, un des modèles de la duchesse de Guermantes, Robert de Saint Loup qui a inspiré le personnage de Louis d’Albufera, un intime de Marcel Proust, le duc de Chevreuse, le duc  de Guiche, peut-être même Reynaldo Hahn et nombre d’illustres représentants du « monde enchanté des noms ». Le maître d’hôtel, comme dans une séquence de Downton Abbey, a bien pris soin de mesurer avec un centimètre tous les espaces qui doivent très régulièrement séparer les couverts disposés sur la table. Laure Murat, quant à elle, redécouvre ce monde à 20 ans à la faveur de la lecture de A la recherche du temps perdu qu’on va feuilleter avec elle, en images, comme un album de famille.

La plupart des personnages de La Recherche font partie de la dynastie Murat/Luynes ou en sont les intimes, mais il faut dire que Laure partage des moments de vraie complicité avec son original de père, lequel disait : « On ne peut pas toujours travailler. Il faut de temps en temps faire quelque chose » a des rapports difficiles avec sa mère… jusqu’à la rupture définitive. A 19 ans, Laure annonce son homosexualité (une maladie mentale dans les années 80 selon l’OMS) à sa mère qui s’exclame : « pour moi, tu es une fille perdue ! ». Laure prendra ses cliques et ses claques pour toujours et pour les États-Unis, plus tard. Elle va se mettre à écrire ce véritable roman de la saga familiale, un récit brillant, véritable étude de mœurs, le roman de l’époque, « la Belle Époque ». C’est aussi le livre d’une révolte contre les principes, contre les codes surannés, contre un monde de formes vides où l’humour le dispute à la férocité. Ainsi le marquis de Ségur qui se rendait à souper rue de Monceau, accompagné  à chaque fois par une femme différente, présentait « Madame de Maintenant ». On disait de la famille d’Edmond Frisch tardivement fait duc de Fels par le pape : « Ils se sont faits felsifiés pour mieux défricher ». Autre métaphore qui laisse deviner un penchant coupable du duc de Luynes, arrière-grand-père maternel de Laure, qui écrivait à Proust : « Vous avez construit autour de vous une vraie forteresse sans jamais en abaisser le pont-levis ! ».  Est-ce à dire que le duc inspira le Charlus de La Recherche

En tout cas la dernière partie de l’essai intitulée « La consolation » démontre à la fois l’immense culture de l’auteure et la puissance réparatrice de l’œuvre de Proust qui permit à Laure, princesse Murat, de sortir d’un « long cauchemar », elle qui comme tous les membres des familles aristocratiques étaient soumise à l’injonction du silence. Cet essai autobiographique se termine par ces mots : « Proust se doutait-t-il seulement qu’en échafaudant son roman il inventait un secours plus puissant que la tendresse d’une mère absente ? A ce titre, il ne serait pas exagéré de dire que Proust m’a sauvée ! »

 

Points forts

  • D’abord un style à la fois léger, fluide, puissant et très descriptif, très précis malgré de multiples incidences. En ouvrant son cœur et en délivrant son âme, la fille du prince et de la princesse Napoléon Murat nous offre une peinture au scalpel de la bonne société de la Belle Époque. Mais le narratif fait aussi la part belle à l’émotion parfaitement perceptible lors de ses échanges avec sa mère, Inès née Albert de Luynes, sanglée dans ses principes d’intransigeance et d’éducation.
  • Ensuite et le plus important : comment un livre, comment une œuvre littéraire qualifiée de chef-d’œuvre et passablement endormi peut-il transformer une destinée ? Proust, roman familial  (on admirera au passage le paradoxe sémantique) est un magnifique et courageux témoignage d’une thérapie sociale aboutie. On découvrira avec avidité comment  A la Recherche du temps perdu constitue « la Consolation »  de Laure Murat et de tant d’autres dans le monde entier. C’est d’ailleurs d’abord une révélation. Marcel Proust, démontre l'auteure, a  souvent incarné à la fois un phare et une bouée  dans la tragédie humaine. « Lire et relire Proust est une incitation à survivre et à vivre, alors que dans ses œuvres il n’est jamais fait référence à Dieu. » A la mort de sa mère, Marcel, a su trouver en lui les ressources nécessaires pour résister  à son immense chagrin : « Ma vie a perdu son seul but, sa seule douceur, son seul amour, sa seule consolation » pour trouver son salut dans l’écriture. Comme le dit si bien son biographe : « Madame Proust mourut et soudain le temps fut perdu ».

Quelques réserves

La « fille perdue » de la princesse Napoléon Murat, née Inès Albert de Luynes, famille ducale aux quatre châteaux, dont Dampierre et Châteaudun, accable un peu rapidement la gent aristocratique de taches indélébiles trop vite converties en tares généralisées. Affirmer que sans l’argent qui autorise le maintien d’un patrimoine (?) et d’un mode de vie somptueux, l’aristocratie n’est rien. Rien qui danse sur le vide est franchement exagéré, ou pour le moins inapproprié. Laure Murat, élevée dans la soie, dans la réserve et le respect des autres, se laisse emporter par une vindicte personnelle et son empathie proustienne. D’ailleurs selon ses propres souvenirs, elle ne range pas son père adoré, le prince Napoléon Murat dans cette catégorie. On pourrait aussi trouver quelques vertus chez une mère qui se tient à l’écart de toute effusion, signe de faiblesse au nom d’une sacro-sainte éducation et de la doxa : « tenir son rang ». En contrepoint relisons, toute culture mise à part, le livre Singulière Noblesse (Eric Mension-Rigau, Fayard Histoire).

Encore un mot...

Donnons du temps au temps : il faut saisir l’occasion de lire ou de relire Marcel Proust et pourquoi pas de découvrir les livres d’histoire écrits par Inès Murat (Colbert, Gabrielle d’Estrées…)

Une phrase

  • « Pour une raison que je ne m’étais jamais formulée, la principale caractéristique des gens du monde est d’être constamment en représentation. Il n’y a jamais de relâche dans le spectacle mondain. La façon de s’habiller, de dire bonjour, de remercier, de parler, d’être, est en permanence sous le contrôle d’un œil au regard fixe comme La conscience dans le poème de Victor Hugo : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ». Les relations les plus simples sont marquées par l’idée, en partie inconsciente, d’appartenir à une caste modèle qui exige de montrer l’exemple, d’être à la hauteur, c’est un jeu de rôle permanent. L’aristocrate est par excellence quelqu’un qui se prend pour un aristocrate ».

L'auteur

Historienne, écrivaine, professeure de littérature à l’université de Californie, Laure Murat a écrit, entre autres, La maison du docteur Blanche, prix Goncourt de la biographie (Lattès 2001), Une révolution sexuelle ? Réflexions sur l’affaire Weinstein (Stock 2018) et Qui annule quoi ? (Seuil 2022). Proust, roman familial a reçu en 2023 le Prix Médicis Essai.

Commentaires

Pierre Four
mar 23/04/2024 - 14:39

On achète et lit ce livre pour connaitre ceux qui ont inspiré Proust, c’est notre coté voyeur il faut bien le reconnaître et là , Laure Murat est au rendez vous. Par contre les multiples critiques et sarcasmes sur le monde aristocratique tombent un peu à plat; ses blessures et sa vindicte sont très respectables mais n’ont pas grand chose à voir avec ce que l’on cherchait initialement dans cet ouvrage, c’est dommage.

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