Augustine Tuillerie. L’histoire extraordinaire de l’institutrice aux millions d’élèves

Prix de l'Académie du Maine. Augustine Tuillerie, auteur du Tour de la France par deux enfants, était une femme à la vie singulière. Un sujet prometteur mais un curieux objet littéraire
De
Michèle Dassas
Ramsay
Parution en mars 2023
320 pages
20 €
Notre recommandation
2/5

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Thème

Le Tour de la France par deux enfants, sous-titré Devoir et Patrie, livre de lecture courante à l’usage du cours moyen, paraît en 1877 sous le nom d’auteur passe-partout de « G. Bruno ».  

Jusqu’à la Libération et même au-delà (des témoins comme Jean-Paul Kauffmann disent l’avoir encore utilisé au début des années 1950), ce manuel scolaire sera un incroyable best-seller assurant à cet auteur de colossaux revenus. Il sera surtout, au long de la IIIème République, la matrice intellectuelle et morale de générations de petits français et aura pris une place prépondérante dans l’élaboration du roman national.

Si elle évoque cet aspect incontournable, Michèle Dassas se concentre plutôt sur les péripéties de la vie de ce G. Bruno dont nous serons nombreux à découvrir qu’il s’agissait d’une femme, Augustine Tuillerie (1833-1923).

Plus encore, la vie de cette femme est loin d’être banale : dans un siècle d’ordre moral et de conventions bourgeoises étouffantes, elle est mariée à 20 ans à un demi-fou, séparée de corps à 22, puis vivra maritalement avec son cousin germain dont elle aura une fille, cousin qu’elle fera passer pour son frère (!) avant de pouvoir enfin l’épouser après le rétablissement du divorce en 1884.

Points forts

Ecartons tout d’abord deux reproches faciles mais injustes : 

  • Le caractère hybride de la biographie romancée, ni travail historique universitaire ni récit de fiction : ce n’est pas un défaut en soi et il existe dans ce domaine de véritables réussites (le récent livre de Jean-Luc Coatalem sur Victor Segalen en est un bon exemple). 
  • La devise des cyniques empruntée à Gide selon laquelle « on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments » : ceci est parfaitement discutable, et en quoi évoquer un couple qui s’aime ou des rapports familiaux harmonieux serait-il en soi médiocre ? 

Le sujet ici traité – et ce semble-t-il pour la première fois – avait toutes les raisons de l’être et il faut reconnaître à Madame Dassas le mérite d’avoir exhumé de l’oubli un personnage à l’influence bien réelle, compte tenu de la diffusion du fameux manuel (plus de 8 millions d’exemplaires vendus).

Il est à signaler que cet ouvrage avait l’agrément tant des « hussards noirs de la République », les instituteurs laïques, que des bons pères des écoles chrétiennes. L’intérêt de ce thème au regard de l’histoire des idées est donc indéniable.

Le contraste saisissant entre la vie personnelle d’Augustine Tuillerie et son œuvre est aussi une source d’étonnement (on y reviendra).

Quelques réserves

Elles tiennent à la forme et au fond.

Sur la forme, voici un curieux objet littéraire. Madame Dassas se serait-elle identifiée à ce point à son modèle qu’elle en est venue à écrire comme elle, dans une langue débordant d’adjectifs et d’un lyrisme désuet qui hésite entre la Comtesse de Ségur et La Porteuse de Pain

Ainsi, on ne consulte pas deux médecins, on « s’en remet aux bons soins de deux esculapes ». Les extraits au bas de cette notice fourniront un exemple parlant de ce style auquel nous ne sommes plus accoutumés...

Sur le fond, présenter Augustine Tuillerie comme une sorte de pionnière du féminisme « dont les combats pour l’égalité des chances (…) résonnent étrangement familiers au cœur de notre XXIème siècle » nous semble pour le moins audacieux.

En effet, sa vie, symbole de la condition féminine de son époque et de son milieu social (on pense au moment de l’épisode du mariage à Une vie de Maupassant), puis son courage à braver les interdits sociaux ne se retrouvent guère, c’est le moins que l’on puisse dire, dans ses écrits qui sont d’un conformisme à toute épreuve, pour ne pas dire d’un grand opportunisme (V. par exemple les modifications apportées au moment de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, les interjections « Mon Dieu !» remplacées par « Hélas ! »).

Après tout, George Sand avait bien mené de front une vie très libre voire scandaleuse, et une œuvre dans laquelle ses histoires de paysans berrichons sont bien sages. Il faudra attendre Colette et surtout Simone de Beauvoir pour assister à la naissance d’une littérature féminine vraiment transgressive.

Encore un mot...

Dans sa préface, l’historien Jean-Pierre Rioux évoque la présence dans tous les foyers français du fameux livre, « accroché quelque part entre le Petit Larousse, illustré lui aussi, la véritable cuisine de famille de Tante Marie et le missel de la Première communion ». 

L’auteur de la présente chronique détient lui aussi un de ces exemplaires « poussiéreux, râpés, cornés, maculés à l’encre violette ou frappés du sceau de quelque caisse des écoles » parvenu jusqu’à lui par héritage familial. Il s’y est donc plongé parallèlement à la lecture de la biographie d’Augustine Tuillerie.

Cet examen n’en rend que plus criante l’absence de tout « appareil critique » car il eut été indispensable de mettre tout cela en perspective. Certes, surtout pas de procès en anachronisme, mais tout de même, c’est ainsi que l’on a programmé les citoyens au colonialisme, à la revanche, et les a incités à procréer les futurs soldats prêts pour la grande boucherie de 14-18.

Une phrase

  • « Augustine pénètre dans l’église.
    Elle progresse lentement les yeux rivés sur l’autel, débordant de fleurs. Soudain s’élèvent les voix juvéniles de la chorale, et les réminiscences de la procession de la Fête-Dieu du mois de juin dernier lui viennent à l’esprit. C’est là que tout s’était joué, que tout avait basculé.
    Elle tourne la tête vers la statue de la Vierge Marie et l’implore de la secourir.
  • Oh ! Marie, mère de Dieu ! Souvenez-vous de cette belle fête que les paroissiens avaient donnée en votre honneur. Je priais avec ferveur. Je m’inclinais à chaque reposoir. Pourquoi ? Pourquoi cet homme, que je ne connaissais pas, s’est-il retourné en me dévisageant ? C’était parce qu’il avait jeté son dévolu sur moi. J’avais baissé les yeux sous son regard qui m’indisposait. Hélas, je compris bientôt que mon sort était scellé ». (p. 21)
  • « Le huit juillet 1923, à quatorze heures, alors qu’elle s’assoupissait, comme chaque jour après le déjeuner, trois ombres aimées se sont penchées sur elle et l'ont emportée pour un ultime voyage dans le royaume enchanté de l’éternité ». (p. 310)

L'auteur

Michèle Dassas a écrit plus d’une quinzaine d’ouvrages dont neuf romans. S’intéressant aux figures féminines méconnues, elle a consacré un livre à Madeleine Sologne, actrice des années 40 et 50, un à Jeanne Chauvin, pionnière des avocates, et un autre à Jeanne Baudot, élève et muse du peintre Auguste Renoir.

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