La Société des Belles Personnes

Le destin d’un Juif chassé d’Égypte par la révolution de Nasser. Un roman historique, bien construit, coloré, voire épicé
De
Tobie Nathan
Stock, parution août 2020 -
420 pages -
22 euros
Notre recommandation
4/5

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Thème

Zohar Zohar (la “splendeur des splendeurs''en hébreu) a grandi dans le quartier populeux de Bal el-Zuweila au Caire. Ce 31 janvier 1951, dans le bureau de la Compagnie de l’Eau bleue qu’il a fondée à l’abri du régime corrompu de Farouk, roi bientôt déchu par les Officiers libres du jeune colonel Nasser, il fait face à Dieter Boehm, le “serpent aux yeux clairs”, un de ces fanatiques nazis échappés d’Allemagne qui rêvent de porter l’Holocauste dans le jeune État d’Israël. Zohar réchappe miraculeusement à ses poursuivants grâce à la Société des Belles Personnes, ce petit peuple de Bab el-Zuweila emmené par l’intrépide Kudiya, la maîtresse des Esprits. Il fuit en Europe, après avoir été un moment le chauffeur de Farouk à Capri. A  Paris, Zohar fait la connaissance d’un étonnant trio de jeunes gens, comme lui gravement traumatisés par la guerre. Aaron Weitz, qui, alors âgé de 16 ans, a assisté au massacre de sa famille par les nazis dans le ghetto de Vilnius ; Lucien Henriot, un résistant persécuté par des gestapistes français et la volage Paulette, dont la famille a été dénoncée par un voisin. Animés d’une haine inextinguible, Aaron et Lucien montent  des opérations de vengeance contre leurs bourreaux, en marge des lois et des institutions. Ces désormais quatre-là, associés dans une affaire d’import-export, “ne voulaient ni repentance, ni pardon”. Paulette s’évanouit un beau jour puis c’est au tour de Zohar qui épouse Marie et son histoire tout aussi tourmentée. Un jour, Lucien et Aaron lui apprennent que son bourreau est réapparu.

Points forts

Ce récit nous plonge dans les coulisses de la révolution égyptienne de 1952 qui a vu Nasser remplacer Farouk, roi d’Égypte depuis 1927. Le lecteur est le témoin privilégié des atermoiements de Farouk, “un ogre insatiable” que son peuple vient à  exécrer après l’avoir adulé. Nous croisons de près Nasser (“l’aigle”), et un Sadate qui montre sa proximité avec les Allemands.  Le coup d’État lui-même est raconté au plus près de l’expérience du terrain. On entrevoit aussi le rôle joué par le Grand Mufti de Jérusalem, exilé en Allemagne pendant la guerre, et celui des Frères Musulmans, qui partagent, avec les transfuges nazis, le même antisémitisme au service du projet de destruction d’Israël dans une guerre calamiteuse contre l’État juif en 1949. Le livre pique également la curiosité du lecteur sur le rôle controversé de la France dans l’évasion du Grand Mufti de Jérusalem vers le Caire en 1949 alors qu’il était menacé d’élimination physique par un commando juif.

L’auteur livre aussi un récit chatoyant, coloré et pittoresque de la petite société égyptienne du Caire où se côtoient harmonieusement Juifs, Musulmans et Coptes. Les mises en scène réussies de la confrérie des prêtresses égyptiennes emmenées par la Kudiya, avec leurs imprécations bruyantes et incompréhensibles sur fond de musique traditionnelle, traduisent la familiarité de l’auteur avec ce milieu impénétrable pour l’étranger. La scène de la capture des Frères Musulmans qui empêchent l’accès aux bureaux de Zohar retenu prisonnier est particulièrement savoureuse. De même, dans un genre plus grave mais tout aussi ésotérique, la séance d’exorcisme des démons qui minent Aaron constitue également un moment initiatique et mystérieux.

Enfin, l'auteur donne à voir avec brio les tonalités plus sombres de la souffrance et de la vengeance. Aaron, Lucien, Zohar et Paulette sont des rescapés. Ils ont survécu aux massacres et tortures physiques. Ce sont d’un côté des êtres avides de vivre, d’aimer et de trafiquer. Ils sont aussi animés d’une soif inextinguible de vengeance envers ceux qui ont éliminé les leurs et voulu les détruire. Ils ne reconnaissent aucune autorité supérieure capable de rendre la justice. Eux seuls le peuvent. Encore jeunes, ils souffrent dans leur chair comme Aaron miné par les cauchemars et les tics.

Quelques réserves

Certains moments peuvent paraître déroutants au lecteur tant ils sont empreints d’ésotérisme et nécessiteraient étude et initiation. L’auteur, à juste raison à notre avis, les livrent à l’état brut et ne s’embarrasse pas d’explications qui dilueraient la puissance et le rythme du récit. Surtout après avoir pris connaissance du profil de l’auteur (Juif né en Égypte, spécialiste d’ethnopsychiatrie), on sent confusément qu’un public spécialiste pourrait extraire du sens de ces scènes. Le lecteur non averti se contente avec bonheur des couleurs, des bruits et de la mise en scène. Il est aussi sensible à la générosité de ces Belles Personnes qui  sauvent un des leurs, sans distinction de religion. Et Tobie Nathan nous récompense de notre patience en nous racontant la scène de capture des gardiens de Zohar avec beaucoup de drôlerie.

Encore un mot...

Chacun trouvera une ou plusieurs sources d’intérêt et de réjouissance dans ce récit bien construit et coloré, voire épicé. Il invite à la découverte de nombreux thèmes historiques (l’histoire millénaire des Juifs en Égypte, le coup d’État de Nasser, le rôle des Frères Musulmans et des nazis infiltrés, le traumatisme des victime du nazisme et la vengeance individuelle), et dans une tonalité spectaculaire sur la forme mais hermétique sur le fond, et à celle de rites sociaux immémoriaux au sein de la société égyptienne.

Une phrase

"Et quand les dix Frères furent saucissonnés serrés, et qu’ils se tenaient debout devant elle, la Kudiya demanda à leur chef : - “ Ne t’avais-je pas dit que ton bâton deviendrait ficelle ? Les hommes croient toujours qu’ils ont un bâton bien dur alors que ce n’est qu’une peau de poulet qui pendouille entre leurs jambes”… on la reconnaissait là, la sheikha, la maîtresse, mélange de philosophie et d’indomptable révoltée, de mystique des profondeurs et de femme de la rue".

L'auteur

Tobie Nathan est né au Caire en Égypte en 1948. Il descend d’une famille juive dont les ascendants étaient installés au Caire depuis de nombreuses générations. Sa famille quitte l’Égypte en 1957 après la révolution et l’expulsion des Juifs du pays. Installé en France avec sa famille, il y fait ses études et obtient la nationalité française.

Intéressé par la psychanalyse, puis les psychothérapies et l'ethnopsychiatrie (il est l'un des principaux représentants de l'ethnopsychiatrie française), Tobie Nathan est professeur émérite à l’université Paris-VIII. Il a notamment étudié les dispositifs de soins mis en place par les guérisseurs, en Afrique et au Moyen-Orient et plus généralement les liens entre psychopathologie, pratiques cliniques et environnement social.

Tobie Nathan est également écrivain. Il est l’auteur de romans et de nombreux textes scientifiques (dont Les secrets de vos rêves, éditions Odile Jacob, 2016)

Parmi ses romans, on peut citer :
Saraka Bô, éditions Rivages, 1993. Serial Eater, Rivages, 2004. Mon patient Sigmund Freud, éditions Perrin, 2006. Qui a tué Arlozoroff ?, éditions Grasset, 2010.
Ethno-roman, éditions Grasset, 2012 – Prix Femina essai 2012.
Les Nuits de patience, Rivages, 2013 ; Rivages/Noir, 2015.
Ce pays qui te ressemble, éditions Stock, 2015.
L’Évangile selon Youri, éditions Stock, 2018.

Commentaires

Paul Helms
jeu 14/01/2021 - 09:08

D'accord avec cette remarquable critique. J'ai aimé ce roman pour sa partie historique, notamment la reconversion de centaines de nazis en Egypte, le rôle joué par l'évêque "brun" de Rome dans les exfiltration, la révolution égyptienne, les témoignages de jeunes sauvés de la Shoa et la place des trois belles figures féminines du livre.. Mais j'ai été gêné par les ruptures dans le récit et l'ésotérisme de nombreuses scènes. Notamment à la fin où on ne comprend plus rien, car l'auteur prépare le lecteur aux vengeances finales tant espérées, mais achève brusquement son récit dans un scénario mystico-ésotérique qui rejoint le début du livre. On reste sur notre "fin".

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