Les guerres précieuses

Prix Aznavour - Une Maison reliquaire, un roman magnifique
De
Perrine Tripier
NRF Gallimard
Janvier 2023
184 pages
18 €
Notre recommandation
5/5

Infos & réservation

Thème

Isadora Aberfletch raconte. Elle raconte son enfance, son frère, ses sœurs, ses cousins, ses parents, sa forêt, ses collines, son étang, son enfance, la maturité, le souvenir, le passé, le présent, ses joies, ses peines, sa nostalgie, ses racines dans cette maison aimée et protégée comme une pierre précieuse, objet de toutes ces guerres "précieuses" contre l'effacement du souvenir, l'effacement des êtres, l'effacement des repères. 

Car cette maison, elle l'aime tant qu'elle y enracine sa vie au prix du sacrifice de sa liberté de femme, attachée à faire vivre ce sanctuaire de sa famille et à y conserver jalousement l'irradiation de ses joies et de ses peines. Car vous le comprendrez vite, Isadora raconte sa vie dans la Maison au gré des saisons (les quatre chapitres du roman), alors que l'appellent les heures des dernières résolutions, des derniers combats.

Points forts

C'est assez rare pour le dire, mais tout est fort dans ce roman : une écriture lumineuse et simple, une construction originale en saisons qui re-brasse à chaque chapitre les évocations, les souvenirs, les personnages…

Bien sûr, quand les éloges sont forts, il faut que l'ouvrage résonne chez son lecteur de façon particulière. Ce fut mon cas. J'ai vibré à la transparence de l'air sur les étangs, à ces escaliers mille fois cirés, au vide glacial de l'hiver, au chant des oiseaux, au refuge près de la cheminée. 

Dans ce cocon idéal de romantisme et d'équilibre pour la narratrice, pourtant, les âges défilent avec leurs joies, leurs peines, leurs grandes douleurs, les séparations et les retrouvailles, les rêves formulés, les jalousies tues, les rencontres évitées ou inattendues. Tout ce qui fait une vie transpire des aveux d'Isadora, comme une envie de transmettre la perle d'un monde rare, si rare qu'elle en a fait le sacrifice de sa vie. 

Il y a encore dans ces pages, la possibilité de lire un roman poétique, une confession amoureuse qui a certes ses personnages, mais dont aucun ne rivalise avec la Maison. Il y aussi ces morts, des parents qui passent, la sœur trop vite disparue, ces objets qu'on se refuse de jeter car ce serait, n'est ce pas, engloutir le souvenir dans un gouffre sans retour ...

Quelques réserves

Quand on aime, on ne compte pas…

Ou alors, si votre maison de famille ou d'enfance fut un puits sans fond d'ennui, ce roman vous offre quand même deux options : le lire pour voir comment Perrine Tripier vous en propose une architecture qui pourrait vous déconcerter, ou vous conforter. Ne pas le lire, car rien ne saura vous faire changer d'avis - maison de famille : boulet au pied ! Certain que quelques lecteurs se reconnaîtront dans cette posture !

Encore un mot...

Quel beau roman ! Et quel premier roman ! Hypnotisé par l'atmosphère de la lecture, la puissance évocatrice des mots, je me suis interrompu : il faut avoir vécu bien des vies pour raconter ainsi la puissance des murs et des bois, l'assemblage des souvenirs de famille au gré des chambres, des étages et des saisons ! Surprise et perplexité : Perrine Tripier, au moment de cette lecture, a 24 ans ! Un gouffre s'ouvre sous vos pieds quand vous vous interrogez sur ce qui forge le talent littéraire et poétique d'un auteur ! Aux âmes bien nées… ?

Il y a dans les Guerres précieuses à la fois toutes les composantes de l'attachement à un lieu "fondateur", mais aussi en filigrane, la dictature du souvenir, du refus d'être autre chose qu'un passeur de mémoire, et le prix du sacrifice. Roman magnifique par sa poésie, la fraîcheur d'une nature sublimée, l'évocation de la sœur disparue, la clairvoyance de la narratrice, au terme de sa vie, hésitant dans le brouillard du souvenir, entre fierté et regrets. Un sentiment qui ne saurait être étranger aux propriétaires de maison de famille, tant ce roman a le mérite d'activer les pans subliminaux de la mémoire des lieux édificateurs de parcours de vie.

Les Guerres précieuses mérite largement son titre de Prix Aznavour 2023 des romans d'amour, prix créé par Misha, fils du grand Charles, et qui décernait pour la première fois son prix en ce mois de mai.

Une phrase

Pour tout dire, on voudrait vous en citer 100…

  • "En y réfléchissant bien, j'ai été la seule à vraiment aimer la Maison. Même l'arrière-grand-père, qui l'a désirée, imaginée, construite, ne l'a pas tant aimée que moi Je l'ai aimée assez pour y rester toute ma vie. Pour abandonner mes études à la Ville, parce que je souffrais trop, loin des bois de mon enfance. Pour dire non à Oktav, quand il m'a tendu une petite bague sur le Pont-Noir…" P 9
  • "Je lui montrais un lézard qui s'enfuyait  entre les brindilles, et nos regards se confondaient dans la zébrure verdoyante de ce petit reptile fugace. J'aurais voulu la conserver à jamais, cette main que je trouvais aussitôt spontanément que je la cherchais, ces querelles de sœurs, de gamines trop heureuses de s'avoir pour le comprendre. " P 49
  • "Chaque automne, j'avais l'impression que la Maison mourrait, qu'elle se décatissait comme la forêt tout autour, qui perdait son éclat verdoyant et ses feuilles tendres. La pluie salissait bien vite le lambris repeint pendant l'été. On restait cloîtrés, l'école reprenait, m'éloignait de la Maison, m'arrachait à ses murs bienveillants. J'étais jalouse de Petite Mère, qui pouvait demeurer bien tranquillement sous la véranda, à peindre le verger dégouttant de pluie, pendant que le vent soufflait au dehors et faisait vaciller les flammes dans la cheminée. " P 83
  • "Harriet s'en serait souvenue, elle, elle aurait eu plaisir à évoquer nos jeux, ensemble au téléphone. Elle aurait surtout été avec moi, au printemps, dans la Maison. Nous aurions, même à soixante ans, fait des couronnes de fleurs. Elle aurait parlé de tout et de rien, la parole déliée sans y penser au fil des pétales qu'on égrène. Nous aurions eu des amants ou des amantes, sans doute, dont nous aurions pu parler et rire comme deux sœurs qui grandissent et passent des jeux d'enfants aux secrets de femme." P 165
  • "Dans ces moments-là, quand je venais de m'oublier dans l'extérieur, je ne m'arrêtais pas pour regarder la Maison. Je ne pensais qu'à son contenu : la cuisine, la théière, la cheminée, les pantoufles. Je ne levais plus les yeux, en traversant la pelouse. Je le regrette à présent. J'aurais toujours dû la contempler au sortir des bois comme quand, enfant, ses façades brillant au soleil me frappaient d'éblouissement. Il faut toujours s'efforcer de voir les choses familières, de les voir vraiment. Il faut visiter son propre palais avec l'étonnement d'un ambassadeur étranger." P 171

L'auteur

Perrine Tripier est professeur de lettres dans un lycée de Bretagne. Comme elle est née au début de ce siècle, cette toute petite bio est inversement proportionnelle aux promesses que dessine ce premier roman !

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