KEROZENE

Galerie de portraits sans tabous: la triste et violente comédie humaine
De
Adeline DIEUDONNÉ
Editeur : L’Iconoclaste, publication 1er avril 2021 -
257 pages -
20 €
Notre recommandation
3/5

Infos & réservation

Thème

Par une nuit d’été, à 23h12, quatorze personnages principaux, un cheval et un mort, vont se croiser dans une station-service le long d’une autoroute, en bordure de forêt. Ils n’ont rien en commun et ne noueront pas leurs destinées mais la vie de chacun est en train de basculer. Adeline Dieudonné les met en scène dans un recueil de récits courts -- galerie de portraits où l’on trouve une mannequin phobique, un dépanneur jouisseur, une pro de la pole dance à bout de nerfs, une jeune femme trop docile aux beaux-parents pervers, un palefrenier anciennement harcelé, une employée de maison philippine oubliée au bord de la route… La triste et violente comédie humaine, racontée dans une langue mordante, qui ne transige pas et fait parfois sourire.

Points forts

Savoir écrire court est l’un des points forts d’Adeline Dieudonné. Elle concentre en quelques pages, dans une langue efficace, crue voire trash, et visuelle, des histoires qui brossent parfaitement l’état-limite ou la situation-limite de personnages prêts à exploser. Sous ce titre à la Philippe Djian, qui sent l’essence et programme une explosion généralisée, on n’attendait d’ailleurs pas autre chose. Savoir écrire court, c’est aussi se débarrasser du trop psychologique au profit de détails qui, par touches, en disent long sur ce qui se joue. Bonus, cette écriture n’exclut pas une certaine variété de registres à l’intérieur du recueil. 

Le livre est plein de personnages surprenants, comme si Adeline Dieudonné était allée piocher dans la soupe humaine les grumeaux les plus inspirants pour sa plume et son imagination. A force de rechercher, coûte que coûte, la singularité et la dinguerie, elle flirte avec le procédé et c’est dommage. Il n’en reste pas moins qu’on a le plaisir de se demander quelle rencontre réserve le prochain “chapitre”. 

La cruauté est au rendez-vous dans chaque récit. Ils sont ordinaires, les personnages d’Adeline Dieudonné, mus par la médiocrité ou poussés à bout par la violence quotidienne dans son spectre large – du trauma au simple dégoût. Mais, une loupe dans une main et un scalpel dans l’autre, l’auteure sait nous montrer de l’intérieur la rage ou la détresse humaines. Ainsi, les relations entre hommes et femmes ne valent pas cher dans Kérozène. D’un côté, époux minables, mâles imbéciles, baiseurs ; et de l’autre, femmes manipulées, violentées, écoeurées, sous emprise, qui se réapproprient leur corps et leur vie par un passage à l’acte spectaculaire.    

On ne peut pas terminer sans dire un mot sur les animaux et l’animalité dans ce livre. Adeline Dieudonné n’a pas de tabous et ne nous épargne rien : ses personnages sont des animaux - sensibles aux odeurs, reniflant l’occasion de l’accouplement, se vidant de leurs liquides intimes. Les lecteurs du précédent ouvrage (La Vraie Vie) se rappelleront que, déjà, animal et animalité y tenaient une place importante, avec la fameuse « chambre des cadavres » dans laquelle le père de la petite fille accrochait des trophées de chasse. On retrouvera dans Kérozène un dauphin en rut qu’on ne voudrait pas croiser en mer, une truie sentimentale qu’on ne s’attend pas à voir sur le canapé du salon, un cheval qui parle et meurt dans une envolée mystique, une mouche, un chat, et la dépouille d’un loup traqué. 

Quelques réserves

Avec son topos de la station-service sinistre, Adeline Dieudonné ne se fatigue pas. Elle pioche dans une tradition artistique puissante (Hopper, Carver, et récemment Chroniques d’une station-service d’A. Labruffe (Verticales/Gallimard)), mais n’en fait qu’un décor de papier mâché. 

 La construction est décevante car elle oscille entre deux propositions : le roman choral - qui tresserait un destin commun à des personnages initialement étrangers les uns aux autres - et le recueil de nouvelles où des existences cloisonnées se croisent sans s’en trouver transformées. Et pourquoi, dans le marasme humain qu’elle met en scène, donner le statut de personnage à… un cheval (qui parle) ? Pourquoi, par ailleurs, déborder du cadre en consacrant au seul personnage de Victoire deux nouvelles au lieu d’une ? 

Simple alerte : il ne faut pas avoir peur du vomi, du pipi, du sang, des odeurs et des fluides en tout genre et à toutes les pages pour lire ce livre. Personnellement, quand c’est évoqué avec talent et motivé par une réflexion sur le corps, ça ne me gêne pas. Un écrivain peut-être très cracra ET génial. Mais si vous trouvez ça dégoûtant, n’achetez pas Kérozène. 

Encore un mot...

Quand on a récolté une pelletée de prix dès son premier roman (La Vraie Vie, éditions L’Iconoclaste), vendu 300 000 exemplaires, été largement traduite à l’étranger, on sait qu’on est attendue à la publication du deuxième. Par les fans impatients d’un côté, et par les détracteurs en embuscade de l’autre. Globalement, Adeline Dieudonné réussit son coup avec Kérozène. On ne peut pas dire qu’elle fasse un bond en avant par rapport à La Vraie Vie, ni en qualité d’écriture ni au plan de l’imagination, mais son inspiration reste originale dans la masse de textes nombrilistes et sentimentalistes qui envahissent la littérature grand public. Son livre se lit bien, le sourire aux lèvres au coin d’une phrase et avec un réel intérêt pour le thème qui le traverse de bout en bout : le trauma et le passage à l’acte.  

Une phrase

 Julie :
“J’avais déjà voulu lui dire que je ne voulais plus qu’il vienne, que le plaisir de sentir un homme à l’intérieur de moi était trop court et trop faible pour compenser le temps passé à laver mon linge, à le sécher et à le repasser. Mais les mots ne voulaient pas se former dans ma bouche. (…) Je ne voulais pas donner l’image de quelqu’un qui dit non.” 

Victoire : 
“L’origine de cette haine envers les dauphins restait floue pour Victoire. Elle savait que c’était lié à un souvenir. Ce souvenir n’avait pas disparu mais elle l’évitait. Si le psychisme de Victoire avait été une maison, on aurait pu dire que ce souvenir y vivait, occupant tout l’espace (…) Et que Victoire se terrait, cachée dans une malle du grenier, sortant la nuit pour aller grignoter quelques restes dans la cuisine, faisant ses besoins dans un seau, pour être sûre de ne jamais, jamais croiser son souvenir.”

L'auteur

Cette jeune auteure bruxelloise de 36 ans a tout cassé à la rentrée littéraire 2018 avec son premier roman La Vraie Vie. Une pluie de prix l’a accueillie dont le Prix Fnac, le Renaudot des Lycéens et le Grand Prix des Lectrices de ELLE.  Kérozène est son deuxième roman. Adeline Dieudonné a également fait partie de la distribution des films Françoise Dolto, le désir de vivre, Un Paradis pour deux, Out Of Frame et a écrit un seule en scène intitulé Bonobo Moussaka.

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