Retour de service

L’ Espion qui va nous manquer… un ultime délice d’humour !
De
John Le Carré
Traduction Isabelle Perrin -
Le Seuil - 304 pages - 22 euros
Notre recommandation
4/5

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Thème

Nat, espion professionnel de sa Gracieuse Majesté sous diverses couvertures, ne rajeunit pas et a été mis plus ou moins sur la touche. Sa vie privée, elle aussi, est quelque peu morose malgré la présence de Prue, son épouse très (trop) intelligente et sa fille, une ado excentrique, difficile à gérer. Heureusement, il y a son Club, le badminton où il excelle ! Cette innocente passion va lui faire rencontrer Ed. Un jeune échalas  très culotté, un peu « allumé » dont la fréquentation va l'entraîner dans un dédale d’évènements inattendus, improbables, voire dangereux.

Tout est en place : le Bureau, l’insupportable Dom Trench, Arkady alias Pivert, Valentina et même l’ombre de George Smiley, qui hante encore ce récit drolatique tel un fantôme facétieux.

Points forts

L’écriture est fluide, rythmée par le don de sauter du coq à l’âne, de la remarque dérangeante. Un vocabulaire nuancé nourrit les portraits des protagonistes : fouillés, minutieux, cruels. Le monde de Smiley est un zoo, la planète une jungle.

Le procédé narratif est souvent original : on procède à l’envers : on commence par la fin : on intercale des souvenirs, le présent, l’imaginaire, la critique historique ou sociale...et puis, pouf...on retombe dans le difficile problème immédiat. La jonglerie entre les protagonistes, surtout ceux qui n’y comprennent rien, relève de la charade.

Il est certain que l’enfance pénible et souvent compliquée de David Cornwell, alias Le Carré, (mère absente, père malfrat («brillant mais toxique» écrit-il), d’interminables années de pensionnat anglais, Oxford, Eton ont développé chez lui à la fois l’habitude du silence et un sens aigu de l’observation. Ses années de poste en Allemagne aussi lui ont permis d’accumuler informations et impressions. A-t-il lui-même forcé des coffres forts, lu des dossiers en principe top secrets ? Nous n’en saurons jamais rien.

Enfin, il y a les parentées littéraires et mentales : Ce n’est pas un  hasard si Le Carré est l’enfant du pays de Conan Doyle, d’Edgar Alan Poe et d’Agatha Christie. Il doit beaucoup aussi à Graham Green : un américain bien tranquille.

qui le précède d’une dizaine d’années dans le micmac international : le Troisième Homme (1949), Notre agent à La Havane (1959), le désopilant Voyage avec ma tante (1969).

Qu’est-ce qui inspire particulièrement les Anglais dans le domaine de l’espionnage ? Le brouillard ? Le climat pourri ? Le désir refoulé d’exotisme et d’aventure ? L’insularité ? L‘hypocrisie sociale ? La nostalgie de l’Empire ? Faire rire le duc d’Edimbourg ? La reine mère  Elisabeth (mère de l’actuelle) était connue pour son goût des romans policiers…

On peut aussi rapprocher cette œuvre, à la fois dans le style si typiquement anglais et le sujet, de Stephen Boyd avec Un Anglais sous les Tropiques (1984) dans la tumultueuse Afrique de l’apartheid et surtout le très mystérieux l’Attente de l’aube  dans lequel la taupe n’est autre que la mère de l’honorable et naïf narrateur.

Ombres sur la Tamise de Michael Ondaatje retrace les affreux règlements de comptes de l'après-guerre avec le même  procédé récurrent adopté par Smiley.

Enfin, diplomate en Allemagne dans les années 70 Le Carré a certainement eu accès à plusieurs dossiers d'exfiltrations du Bloc de l’Est d’agents au service des Britanniques, dont la couverture a sauté. Notamment de l’affaire Oleg Gordievsky du KGB qui renseigna le MI6  pendant près de 20 ans, reconstituée par Ben Macintyre dans L’espion et le traître

Quelques réserves

Pour moi, je n’en soulignerai aucun.  

Encore un mot...

Cet ultime opus est un délice d’habileté narrative, d’humour, de causticité d’un regard aigu sur la sottise des humains, la paranoïa universelle.

Ne manquons pas un coup de chapeau à  Mimi et Isabelle Perrin, les indispensables traductrices pour un très fidèle et superbe texte français. Et, autre avantage, précisons que tous les livres de Le Carré (hormis ce Retour de service très récent) sont disponibles en format poche.

 

LIENS AVEC LE CINEMA

Les livraisons de John Le Carré ont souvent inspiré la télévision et  le grand écran.  Le Carré y a veillé de très près :  dialoguiste, souvent adaptateur, assistant à la mise en scène, au choix des acteurs, producteur , à l’occasion figurant (pour 3 films). Sans doute dans le but de garder la plus grande authenticité du récit, sans oublier la légendaire rapacité britannique envers les droits d’auteurs.

 Quelques incontournables dans la non négligeable production télévisée (entre autres, pour la BBC, la trilogie de Smiley avec Alec Guiness) et la quinzaine de longs métrages : L’Espion qui venait du froid  dès 1965 dû à Sam Wanamaken, en noir et blanc, glauque à souhait avec Richard Burton incarnant sans peine un Alec Leamas au fin fond de l’alcoolisme. Claire Bloom est la jeune fille naïve et Oscar Werner le méchant. La Taupe connaît plusieurs adaptations, notamment celle due à Toma Alfredson en 74 avec Gary Oldman. La petite fille au tambour due à George Roy-Hill entraîne Diane Keaton, Klaus Kinski, K. M. Brandauer et Samy Frey dans le conflit israélo-arabe. La Maison Russie, en 90 de Schepisi met Sean Connery et Michelle Pfeiffer en délicatesse, en compagnie de l’extravagant James Fox. Fond musical de Jeremy Goldsmith.

 Un pur espion en 86, Le directeur de nuit en 93 et surtout Le Tailleur de Panama : une adaptation superbe, en décors naturels, due à John Boorman en 2001 : Pierce Brosnan est l’anglais faux jeton, Geoffrey Rush est le tailleur baratineur (il est aussi l’orthophoniste de George VI-Colin Firth dans le Discours du Roi), la seule personne raisonnable étant Jamie Lee Curtis dans un contre emploi intéressant. L’ambiance est aussi folle que l’Amérique latine en général ; ça finit assez mal.  Enfin La Constance du Jardinier de Fernando Meirelles (2011) très fidèle au roman, reproduit la quête désespérée de Ralph Fiennes et Rachel Weisz dans une Afrique aussi dévastée que surchauffée.

Quel cinéma !…

Une phrase

Préface du Tailleur de Panama en 2001

...le nouveau «pragmatisme» américain, autrement dit la ploutocratie de la grande industrie sous des dehors démagogiques, se résume à un seul principe : l’Amérique avant tout et en tout…

L'auteur

John Le Carré n’est que l’alias de David John Moore Cornwell, né en Octobre 1931 dans le Dorset et qui nous a quittés en décembre 2020, à 89 ans, après nous avoir fait ce cadeau enchanté. Britannique jusqu’à la parodie, il fut, après une enfance compliquée, un étudiant très correct, trilingue, enseigna à Oxford avant de travailler pour le Foreign Office, d’abord à Bonn, puis comme consul à Hambourg. Il était à Berlin lors de l’édification du Mur en 61.

L’ennui diplomatique est bien connu (Gary, Claudel, Alexis Léger, Bastide, Ruffin) et incite à l’écriture. Les Britanniques en sont les maîtres. Après un premier essai assez concluant en 62 (Chandelles noires), L’Espion qui venait du froid (1963, traduit par Antoine Duhamel) propulse Le Carré dans la notoriété mondiale : son anti héros, Alec Leamas, agent secret très expérimenté, se retrouve ficelé dans une machination qui le dépasse, ourdie de loin par la bande du Cirque occupée à sauver son meilleur agent double en RDA. Leamas meurt au pied du Mur réalisant enfin comme il s’est fait avoir. C’est terrifiant.

 Suivront 22 romans, surtout d’espionnage, tous dubitatifs sur la capacité de mensonge de la nature humaine, sa sottise, sa roublardise, l’art de dissimuler, l’impossibilité d’amour sincère, l’ennui de la vie ordinaire, la nécessité de la patience, de l’acharnement, de l’inutilité des théories philosophiques et de l’utilité d’un revolver pointé au bon moment sur celui (ou celle) qui allait foutre en l’air votre inconfortable petit mensonge.

Passent le beau Miroir aux espions (en 65), Une petite ville en Allemagne (69) et 2 ou 3 autres. Arrive la perfection avec la Trilogie George Smiley : La Taupe, Comme un collégien, les gens de Smiley entre 74 et 80 : Ce héros anti James Bond, moche,  légèrement bedonnant, qui a la  manie d’essuyer ses lunettes avec le « gros bout de sa cravate » cavale dans toute l’Europe afin de coincer Karla, agent double ou triple, on ne sait trop, empereur de la feinte et de la dissimulation. L’ensemble, très habilement construit, est à la fois très triste et jubilatoire. Tout le monde triche, a des pseudos, la perfide Albion est roulée dans la farine rouge, mais basta !...entre Hambourg et Chelsea, les nœuds se défont. La fin est troublante.

Le filon Guerre Froide épuisé, Le Carré plonge dans les bas fonds de la Russie des oligarques (un traître à notre goût) ou bien La Maison Russie, les conflits du Moyen Orient (un homme très recherché), les mafias pharmaceutiques (la constance du jardinier), dit au revoir à Smiley (Single contre Single), met en boite l’Intelligence Service, la CIA et Poutine, tacle les diplomates corrompus, invente des crétins bavards qui foutent le monde au bord des flammes (le tunnel aux pigeons), fait dans l’exotique, le cubain, le colombien, le panaméen (Le tailleur de Panama). On en redemande.

Et ce final, Retour de Service où l’on s’amuse beaucoup. Les Américains et surtout l’imbécile Brexit en prennent plein la tête dans un style d’une fraîcheur étonnante.

John Le Carré va beaucoup nous manquer…

Autre chronique sur Culture tops : l'héritage des espions

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