
La leçon
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Thème
La bonne accueille dans la maison du maître, l’élève enthousiaste et vive mue par le désir d’apprendre. Elle ambitionne de passer « un doctorat total », ce que le professeur salue. La Leçon commence par une évaluation portant sur des sujets simples : le nom des chefs-lieux, celui des saisons, puis l’arithmétique.
Après avoir triomphé des difficultés toutes relatives d’additions élémentaires, l’élève s’avère incapable de résoudre la moindre soustraction. La répétition de l’échec l’éteint progressivement, et elle se plaint d’avoir mal aux dents, tandis que le professeur, habité par une énergie nouvelle, se mue progressivement en machine volubile s’enivrant littéralement de notions de linguistique et de philologie, avant de sombrer dans l’absurdité la plus totale avec la leçon de langue.
Points forts
Le « verbe dansé », technique que revendique le Théâtre du corps de Pietragalla et Derouault, n’est pas une formule. Julien Derouault, en associant la logorrhée délirante du professeur et le corps en mouvement, témoigne de ce que “respirer“ veut dire, et de la manière dont le geste échange avec le mot. Car le vocabulaire de la danse classique, mâtiné de hip hop et de contemporain, non pas illustre mais incarne véritablement - c’est-à-dire donne chair et corps à l’entreprise de coercition et de destruction que peut être l’enseignement.
Une des forces de la pièce formidablement accompagnée sur ce point, tient à la montée en tension et au glissement de ton : des échanges initiaux cordiaux, respectueux, bienséants, et presque embarrassants, on passe à l’affirmation implacable d’une domination (masculine) qui commence par éteindre la voix de l’autre avant de la détruire physiquement.
Les mouvements d’ensemble sont magistraux pour ce qu’ils disent de la mécanique à la fois fascinante et terrifiante, mais aussi de la vanité profonde d’un savoir qui, en se voulant total, confine à l’absurde et a un parfum de totalitarisme. Parce qu’ici les connaissances du maître se révèlent progressivement sous les oripeaux de l’énonciation académique, de pure fantaisie, fausses et délirantes.
Les corps sculptent un espace en noir et blanc dans lequel la seule couleur est la cravate rouge de l’élève, comme le point lumineux d’une vitalité menacée, espace magnifiquement éclairé mais terrifiant parce qu’il est l’espace du pouvoir et de la destruction.
Le pas de deux de Julien Derouault et Manon Chapuis est d’une beauté d’autant plus renversante qu’il donne à voir ce que peut-être le rapport entre un maître et son élève habitée par la lumière de la transmission et de l’échange, avant de sombrer dans une relation d’autorité un peu folle dans laquelle l’élève n’est qu’un prétexte, un pion, un artefact jetable si elle ne répond pas parfaitement à ce que la vanité du maître attend d’elle.
Cette mise en danse montre la manière dont la domination écrase les corps, et avant tout ceux des femmes : l’élève est flexible, légère et maniable comme une poupée face au professeur, dressé, rigide et puissant.
Quelques réserves
- On peut discuter l’usage du numérique, parfois superflu. Et plus encore des « plaisanteries » vues et revues sur les clichés de l’Allemand et de l’Espagnol, et regretter ces stéréotypes xénophobes, moyennement drôles et tellement faciles quand on fait une proposition de spectacle aussi inédite et convaincante !
Encore un mot...
Après le succès des créations Les chaises et M. & Mme Rêve, le duo Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault et la troupe du Théâtre du corps continuent d’explorer l’univers d’Eugène Ionesco avec La Leçon.
Créé en 2021 au théâtre de la Madeleine, le spectacle est une parfaite rencontre entre le monde des mots et les monde des geste, illustration s’il en fallait de l’incongruité qu’il y aurait à séparer le corps de l’esprit.
A la limite, on pourrait même considérer que cette Leçon offre une illustration d’actualité du fait que les prédateurs savent aussi se montrer mielleux, savants, polis, empressés…
Une phrase
Le professeur : « Ainsi donc, Mademoiselle, l’espagnol est bien la langue mère d’où sont nées toutes les langues néo-espagnoles, dont l’espagnol, le latin, l’italien, notre français, le portugais, le roumain, le sarde ou sardanapale, l’espagnol et le néo espagnol – et aussi, pour certains de ses aspects, le turc lui-même plus rapproché cependant du grec, ce qui est tout à fait logique, étant donné que la Turquie est voisine de la Grèce et la Grèce plus près de la Turquie que vous et moi : ceci n’est qu’une illustration de plus d’une loi linguistique très importante selon laquelle géographie et philologie sont sœurs jumelles… Vous pouvez prendre note, Mademoiselle ! […] Au lieu de regarder voler les mouches tandis que je me donne tout ce mal… vous feriez mieux de tâcher d’être plus attentive… ce n’est pas moi qui me présente au concours du doctorat partiel… je l’ai passé, moi, il y a longtemps… y compris mon doctorat total… et mon diplôme supratotal…Vous ne comprenez donc pas que je veux votre bien ? »
- Marie : « Je vous avais bien averti, pourtant, tout à l’heure encore : l’arithmétique mène à la philologie, et la philologie mène au crime… »
L'auteur
Exilé roumain, Eugène Ionesco s’installe en France en 1942, après avoir renoncé à préparer une thèse. Malgré l’échec de sa première pièce, La Cantatrice chauve, sous-titrée « anti-pièce » et inspirée par les exercices de L'Anglais sans peine de la méthode Assimil, Ionesco s’affirme dès la fin des années 1950 comme le père du « théâtre de l’absurde » et une des personnalités les plus considérables du théâtre français. Également auteur de romans, de contes, de nouvelles, de pamphlets et d’essais politiques et esthétiques, il entre à l’Académie française en 1970.
Dans la dramaturgie du « théâtre de l'absurde », le non-sens et le grotesque ont une portée satirique et métaphysique qui doit beaucoup à la folie totalitaire qui submergeait Bucarest avant-guerre et Paris pendant la guerre. Ionesco pouvait se persuader aisément que le non-sens, l’illogisme et l’absurde, essence de son théâtre, triomphaient partout. La caricature, l'humour et le comique grinçant qui caractérisent son œuvre étayent sa critique des conventions sociales. Rhinocéros (montée en 1960 par Jean-Louis Barrault), qui dénonce le totalitarisme, et Le Roi se meurt (1962), qui aborde l'angoissante question de la mort, sont considérés comme ses plus grands succès.
Ses œuvres, inscrites dans le contexte général du très profond remaniement culturel de l’après-guerre autour de questions sur le langage, évoquent d’une autre manière que celle de Beckett, le tragique de la modernité occidentale. La Leçon a été représentée pour la première fois au Théâtre de Poche le 20 février 1951, et est resté au répertoire du Théâtre de la Huchette depuis 1957 !
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