T’Zée, une tragédie Africaine

Dans l’ombre de Mobutu
De
Scénario : Appollo, Dessins : Brüno
Ed. Dargaud
156 pages
24 €
Notre recommandation
5/5

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Thème

T’zée est le nom d’un dictateur africain, dont la BD éponyme raconte les derniers jours du règne. Apollo, le scénariste, centre l’histoire sur la famille du dictateur, en particulier Bobi, sa seconde épouse, et Hippolyte, son plus jeune fils. Leurs rapports sont tendus. Alors que la rébellion se déchaîne autour d’eux, Bobi et Hippolyte sont tous deux logés à Gbado, à plus de mille kilomètres de la Capitale, dans le fastueux palais présidentiel, véritable Versailles que T’zée s’est fait construire en pleine jungle africaine. 

Dans ce lieu surréaliste, ils apprennent la mort de T’zée au cours de combats opposant dans la Capitale forces gouvernementales et troupes rebelles. Dès lors, Bobi va tout tenter pour préserver l’héritage de son époux tandis qu’Hippolyte et ses amis Walid et Arissi échafaudent des plans pour trouver une issue à leur situation périlleuse. A partir de là, l’histoire va connaître de nombreux rebondissements et coups de théâtre qu’il serait dommage de dévoiler ici.

Points forts

Appollo a concocté cette histoire en se basant sur celle de Mobutu, célèbre dictateur qui a régné pendant plus de 30 ans à la fin du siècle dernier sur l’ancien Congo Belge rebaptisé Zaïre. Mais la BD n’a pas une vocation strictement historique, et plusieurs personnages n’ont soit pas existé, soit connu un destin différent de celui relaté dans ces pages. 

Appollo nous propose plutôt sa vision de la fin de ce monde postcolonial où les dictateurs s’enrichissaient avec la complicité des puissances occidentales, au premier rang desquelles la France et sa fameuse Françafrique. Il livre cette réflexion sans manichéisme, en montrant les paradoxes nés d’une occidentalisation à marche forcée couplée à un refus de se couper de ses racines africaines. Si l’opposition entre tradition et modernité n’est pas nouvelle en soit, Appollo trouve le ton juste pour montrer, plutôt qu’une opposition, une intrication complexe entre ces deux pôles. Il fait vivre son passionnant récit au travers de personnages forts, même dans leurs faiblesses, à l’instar d’Hippolyte, fils perdu dans les méandres du pouvoir tiraillé entre son admiration pour son père et le rejet du système dont il a pourtant profité.

Brüno met en dessin cette fable historique avec son brio habituel. Il possède un trait qui réussit le mariage de l’épure et de la précision, comme un lointain héritier de la Ligne Claire chère à Hergé. Son dessin est d’une maîtrise totale, tant pour camper des décors africains magnifiques, que pour rendre l’émotion des visages de ses personnages.

Quelques réserves

Si le choix du processus narratif, construit sur de nombreux flashbacks, fait parfois perdre un peu de fluidité au récit, ma réserve la plus importante concerne l’intrigue sentimentale entre Hippolyte et sa belle-mère Bobi. Je la trouve plutôt pesante et son côté tragédie grecque, un peu forcé, alourdit le récit sans en enrichir la substance. Je ne dis pas qu’il fallait choisir entre politique et sentiment, mais disons que les aspects politiques m’ont beaucoup plus emballé.

Encore un mot...


TRAGEDIE AFRICAINE, UN PLEONASME DU XXème SIECLE ?

La richesse symbolique de l’histoire imaginée par Appollo est quasiment infinie. Chaque page, ou presque, nous oblige à revisiter cette histoire postcoloniale (certains diront, et c’est plus qu’une nuance, néocoloniale) sans pudeur ni naïveté, mais sous le prisme de la fatalité : fatalité de la corruption, de la trahison, de la violence, de l’omniprésence occidentale, entre autres. Dans cette longue liste, mon symbole préféré est celui qui arrive en toute fin du récit, à savoir celui du catch congolais. Je vous laisse le découvrir, et, je l’espère, vous en délecter.

Pour terminer cette chronique, j’ai choisi, pour son illustration, une page émouvante, celle du plaidoyer d’Hyppolite pour son père déchu. Elle résume, en quelque sorte, tous les paradoxes et les tragédies de cette période. Entre un héros de la décolonisation et un personnage corrompu, le fil est ténu, et le regard simpliste que pourrait jeter un homme blanc et occidental sur sa solidité semblerait bien illégitime. Appollo s’est affranchi de cet écueil, grâce à sa maîtrise du sujet et à l’intelligence de son regard.

Une illustration

Une phrase

(D’après le site Dargaud)

De son vrai nom Olivier Appollodorus, Appollo est né en 1969 en Tunisie. Il grandit en Afrique du Nord et à la Réunion, où, lycéen, il fonde avec des amis (comme Téhem, Li-An et Serge Huo-Chao-Si) un journal de bande dessinée, Le Cri du margouillat, qui s'arrêtera en 2001). Il fait ses études à Paris et, avec le dessinateur Mad, commence une carrière de scénariste pour les éditions Vents d'ouest. Ils réalisent ainsi la série en trois tomes Une aventure de Louis Ferdinand Quincampoix entre 1991 et 1992. Après la mort de Mad, Appollo rentre à la Réunion, où il devient professeur de lettres, puis il part au Nigéria effectuer son service national comme coopérant. À son retour sur l'île, il poursuit son activité de scénariste et publie, avec Serge Huo-Chao-Si, La grippe coloniale (Vents d'ouest, 2003). L'album obtient le prix de la critique au Festival international de la bande dessinée d'Angoulême en 2004. En 2007 paraissent Île Bourbon 1730 (Delcourt, 2007), avec Trondheim, et Biotope (Dargaud, collection "Poisson Pilote", 2007), avec Brüno. Toujours avec Brüno, il signe la série Commando colonial (Dargaud, "Poisson Pilote", trois albums entre 2008 et 2010 et 1 intégrale en 2015). En 2012, Appollo est lauréat du prix Jacques-Lob, qui récompense un scénariste pour l'ensemble de son œuvre.

Brüno est né le 1er mars 1975 en Allemagne. Après son bac, il passe un an à l'école Estienne à Paris, puis déménage à Rennes, où il obtient une maîtrise d'arts plastiques. En 1996, ses premiers albums paraissent aux éditions La Chose (Le Guide crânien, Vitr le Mo...). Il signe chez Treize Étrange en 1998, pour lequel il réalise Nemo, une libre adaptation du roman de Jules Verne Vingt mille lieues sous les mers. De 2003 à 2006, il anime, avec Pascal Jousselin, Les aventures de Michel Swing, un feuilleton improvisé réalisé à 4 quatre mains. Cette bande dessinée est d'abord diffusée sur Internet avant de paraître en album (Treize Étrange) en 2006. En 2007, il rencontre Appollo avec lequel il signe chez Dargaud. Ensemble, ils réalisent deux séries pour la collection "Poisson Pilote", Biotope (un diptyque de SF) et Commando colonial. Il poursuit, chez cet éditeur, ses collaborations fructueuses, notamment avec Fabien Nury, avec lequel il réalise Atar Gull ou le destin d'un esclave modèle. L'album est récompensé par le prix Bulles de cristal 2013 dans la catégorie des 15-18 ans. En 2013, les deux auteurs lancent une nouvelle série, Tyler Cross, dont le troisième tome paraît en 2018. La même année sort Vintage and Badass, une anthologie des films noirs qui ont inspiré Tyler Cross. En 2020, Le duo Nury/Brüno s'attaque pour la première fois à l'époque contemporaine et au registre documentaire avec L'homme qui tua Chris Kyle (Dargaud), un album qui se lit comme un polar et qui interroge la notion d'héroïsme dans une société américaine plus schizophrène que jamais. Brüno vit et travaille à Nantes.

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Fred Campoy, scénario et dessin et Mathieu Blanchot, dessin et mise en couleur, d'après la biographie de Marie Madeleine Peyronnet