Ulysse et Cyrano

« Le plaisir. Si y’en a point en cuisine, y’en aura point dans l’assiette. »
De
Stéphane Servain, Xavier Dorison, Antoine Cristau
Ed. Casterman
168 pages
34,90 €
Notre recommandation
5/5

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Thème

Comment envisager l’avenir lorsque, ancien grand chef, on a abandonné la cuisine sur un coup de tête pour vivre en reclus ? Quelles perspectives embrasser alors que l’on partage son temps entre nostalgie douce-amère et agapes secrètes qui viennent seules briser la solitude et la monotonie d’un quotidien désenchanté ? Comment accomplir son envie de transmettre quand on ne cuisine plus que pour soi ?

Comment trouver sa voie lorsque l’on est l’unique héritier d’une des plus grosses fortunes françaises ? Comment espérer suivre un chemin autre que celui pour lequel vous êtes programmé depuis la naissance : assurer la succession à la tête de l’entreprise familiale ? Comment en parler avec un père qui vous fixe rendez-vous via son majordome et une mère dont la seule préoccupation semble être de plaire à tout prix à son époux ? 

Peut-être faut-il un procès qui démarre, un exil en Bourgogne, le regard d’une jeune femme, un pied qui glisse sur un sentier détrempé, une partie de pêche pluvieuse, les saveurs d’une terrine de lapin ou le bouquet d’un verre de Mercurey pour que l’inexorable se dérègle et qu’une fêlure du destin laisse passer la lumière de l’inattendu. « La vie a plus d’imagination que nous » disait une grande professeure de Français. Ulysse & Cyrano sauront-ils répondre à son appel ? 

Points forts

Une déclaration d’amour à la cuisine. Celle des passionnés du terroir, des produits de qualité, de la simplicité sophistication suprême, du geste juste, du partage, du plaisir donné sans compter, de la rencontre, de l’amour du travail bien fait, celle qui « va te réconcilier avec la vie ». Et je ne peux m’empêcher de penser à mon professeur d’Histoire de prépa qui, pour nous remettre des mauvaises notes qui ne manqueraient pas de tomber, nous invitait à aller manger un petit salé aux lentilles accompagné d’un verre de Bordeaux après lesquels nous « verrions les choses avec une perspective différente. » 

Un plaidoyer magnifique pour la transmission. Celle de la générosité, de l’exigence, des sacrifices, de l’excellence et de la perpétuelle remise en question, celle d’un art qui est « comme le théâtre ! Chaque soir, tu remets le couvert. Et chaque soir, tu peux ruiner dix ans d’efforts… » Et je ne peux m’empêcher de penser à Alexis Michalik, faisant dans son magnifique Edmond, l’éloge de ces « artistes de l’éphémère » que sont les acteurs ou au superbe Les IgnorantsRécit d’une initiation croisée, d’Etienne Davodeau, éd. Futuropolis, 2011, dans lequel deux passions se rencontrent.

Une réflexion subtile mais dénuée de complaisance sur le rôle des industriels pendant la deuxième guerre mondiale ; la solitude du chef d’entreprise tiraillé entre ses convictions personnelles, ses responsabilités envers ses salariés et ses devoirs vis-à-vis de son pays ; les logiques de transmission et les pesantes injonctions à l’œuvre dans les dynasties familiales. Quel plaisir d’être convié avec finesse à ces réflexions complexes, où flottent en arrière-plan les ombres de Renault et de Bouygues, loin des anathèmes et des postures de principe aussi tranchées que dénuées de fond.

Une émouvante mise en perspective de la façon dont les dynamiques de filiation, biologique et affective, structurent tout un chacun de façon presque irrémédiable. Elle se conclue par une chute magnifique où tout est résumé en deux phrases d’une bouleversante simplicité.

Un format d’album imposant pour magnifier un dessin superbe qui sait retranscrire avec brio la délicatesse, l’énergie, l’humour et la foi en l’humanité qui font de la dégustation de cet album un plaisir de gourmet.

Quelques réserves

Bien qu’ils soient faits de mots et de papier, j’aurais aimé pouvoir m’asseoir à la table d’Ulysse et Cyrano afin de prendre en leur compagnie une leçon de cuisine et de joie de vivre.

Encore un mot...

Ulysse et Cyrano ressemble à une histoire d’hommes. Les deux héros sont des hommes, ils sont entourés figures masculines « fortes » et bien campées - le père, le grand-père, le traître, les complices… - qui se taillent la part belle de l’intrigue dans cette France du début des années 1950 peu réputée pour son avant-gardisme. Et pourtant…

Et pourtant… le lecteur réalisera rapidement que ce sont les interventions décisives de quatre femmes qui permettront à Ulysse d’accomplir sa destinée. Il y a la belle et intelligente Marie, dont l’indépendance et l’amour seront pour Ulysse la première injonction à secouer le carcan familial. Il y Raimonce, l’apparemment revêche gouvernante, dont la discrète complicité lui permettra de donner libre cours à sa vocation naissante. Il y a Simone, l’ex-futur amante de Cyrano, dont le caractère bien trempé le convaincra de sortir de sa retraite pour offrir à Ulysse la meilleure des formations. Il y a enfin Huguette, la mère. Dépeinte pendant la majorité de l’album comme une personnalité fragile et effacée vivant sous la coupe de son mari, elle sera celle qui, au moment le plus important, saura lui tenir tête pour permettre à son fils de suivre sa voie, tout en le mettant avec exigence face à ses responsabilités. 

Grâce soit rendue à celles qui nous rendent meilleurs.

Une illustration

L'auteur

Pour faire la connaissance de Xavier Dorison, un des scénaristes les plus prolifiques de ces dernières années, je vous invite à vous référer à la chronique du Goldorak qu’il a réalisé avec quatre compères publiée le 20 novembre 2021 sur notre site. Et à parcourir les œuvre ci-après qui viennent compléter celles citées dans la dite chronique : 1629, ou l’effrayante histoire des naufragés du Jakarta, éd. Glénat, 2022 ; Comment faire fortune en juin 1940, éd. Casterman, 2015 ; Brigades du Tigre (Une Aventure des), éd. Glénat, 2006 ; Le Troisième Testament, éd. Glénat, 1997-2004.

Servain grandit dans les Alpes dans une famille où se côtoient des professions sportives et artistiques : professeur de piano, peintre, architectes ou guide de haute montagne. Sa passion pour la BD finit par s’imposer, quand, à 15 ans il réalise un album sur l’histoire de Briançon. Diplômé de l’école de bande dessinée d’Angoulême, un jeune éditeur, Guy Delcourt lui met le pied à l’étrier. La réalisation de Le Traque Mémoire, éd. Delcourt, 1993-1994, en compagnie du scénariste Christophe Gibelin, le lance définitivement. Parmi ses œuvres emblématiques, on citera L’esprit de Warren, éd. Delcourt, 1996-2005, en collaboration avec Luc Brunschwig..

Antoine Cristau a alimenté le scénario d’Ulysse et Cyrano de sa grande connaissance de la gastronomie et de son histoire.

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Scénario et dessins de Manu Larcenet