
L'empire du discrédit
Parution en octobre 2024
283 pages
22,5 €
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Thème
Christian Salmon mène depuis de nombreuses années des recherches sur les représentations de la légitimité, des savoirs, du mérite, des langages, plus globalement sur la construction des valeurs dans les sphères publiques et privées. Dans cet essai, il propose un panorama de tous les évènements, personnalités ou phénomènes qui contribuent au discrédit des valeurs sur lesquelles repose notre société - respect, courage, travail, réussite, engagement etc.
Avec de nombreux exemples, pris sur la scène politique - Donald Trump, Emmanuel Macron, Jordan Bardella, Dominique Strauss-Kahn, d'autres du domaine des nouvelles technologies, Internet, réseaux sociaux - il nous montre comment le discrédit des contenus et formes traditionnelles de communication conduit à créer de nouvelles représentations, de nouveaux repères, de nouvelles pratiques qui imprègnent notre présent. Fantassins ou voltigeurs, individus ou masses, réseaux ouverts ou replis sur soi, téléréalité, confinement, intelligence artificielle, TikTok mania, sextapes, selfies, cet essai multiplie les exemples de ces promoteurs de “discrédit”, qui empoisonnent la vérité, la construction de l'histoire, et fragilisent les valeurs de nos sociétés démocratiques.
Points forts
Attaques ad nominem, violences verbales, mises en spectacle, recherche systématique du conflit, de la polémique, du "coup médiatique"… les exemples de ces "outrances" dans la vie politique, sociale et médiatique sont nombreux.
A force de s'y habituer (peut-être), on finit (peut-être) par ne plus se rendre compte qu'ils façonnent notre quotidien, et encore davantage celui des jeunes générations, qui n'ont pas connu "l'avant".
Christian Salmon nourrit donc son essai de nombreux exemples de ce qui façonne ce "discrédit" des valeurs démocratiques, et de leur corollaire de respect de l'autre, d'une certaine éthique de comportement, de construction de la vérité, de préservation de l'espace privé, de l'intimité.
Parmi ceux-ci, "le génie de la casserole", qui accompagnait les déplacements des membres du gouvernement, pour signaler "non pas la volonté, mais le refus du dialogue" ; TikTok et ses maisons - je ne savais pas qu'elles existaient - pour accueillir des Tiktokeurs performants dans la génération de “like” autant que les espaces de fabrication des fake news, par médiocrité de leurs membres, la construction du modèle "Kate Moss", la course à la célébrité à coups de "sextapes", de téléréalité et d'intimités faussement volées; le remplacement du "lieu de l'image" en "image du lieu" sous le coup des selfies des athlètes de l'auto célébration.
Bref, une façon d'observer nos tics et nos tocs avec un œil critique souvent bienvenu !
Quelques réserves
Si un certain nombre de chapitres sont assez clairement démonstratifs, je vous invite à considérer trois réserves, l'une de forme, la seconde d'objectivité, la dernière davantage de fond.
- Sur la forme, l'essai est parsemé d'anglicismes, pas toujours traduits, donnant au lecteur le sentiment que s'il ne les comprend pas, il ne fait pas partie du club des "happy few" (les quelques heureux privilégiés) qui les pratiquent tous les jours.
- Question d'objectivité, et cela pourra surprendre de voir les choses sous cet angle, mais Christian Salmon voit beaucoup le diable à partir du centre droit de l'échiquier politique, et pas du tout à gauche. Trump, Bolsonaro au Brésil, Javier Miléi en Argentine, les Le Pen et Bardela, le Président Macron compris. Simple constat ou parti pris ?
Sur le fond, les différents chapitres s'enchaînent sans pour autant que la logique d'un raisonnement ou d'une démonstration apparaisse. On peut considérer certaines observations comme justes ou totalement arbitraires, placées dans la case "fauteur de discrédit" de façon parfois "objectivement subjectives" !
Encore un mot...
L'empire du discrédit est un essai intéressant, un peu décevant sur le terrain de l'objectivité mais utile à nos prises de conscience sur un certain nombre de thèmes. Plus qu'une thèse, la succession des exemples a le mérite d'éveiller la curiosité ou l'attention. Christian Salmon ne cache pas sa conviction que les effets conjugués du néolibéralisme et des nouvelles technologies sont la cause et la conséquence de cette emprise du discrédit. Cette impression mitigée sera compensée, pour un certain nombre de lecteurs, par le plaisir d'une plume alerte, de nombreuses "punchlines" au cours ou à la fin des chapitres, parfois au deuxième ou au troisième degré, pas toujours faciles à interpréter. Inquisiteur et accusateur un peu partial, on appréciera les analyses de l'auteur sous l'angle de la révélation du risque de déconstruction de nos repères démocratiques et humanistes sous les assauts du rouleau compresseur de croyances dépourvues de raisonnements logiques et contradictoires.
Une phrase
" Face au «cercle de la raison» qui avait conduit le monde à la crise de 2008 s'est constitué un «cercle du discrédit», enflammé par la colère des peuples qui a trouvé dans les réseaux sociaux sa chambre d'écho, mais aussi son «format», sa syntaxe et ses codes, créant ce que l'on pourrait appeler une «sous-culture de l'incrédulité». Le décrochage des discours officiels, leur décalage par rapport à l'expérience des hommes ont ruiné la crédibilité de tous les récits officiels." P 16
" Dans cet espace post démocratique, l'agora est déserte et les fake-news brillent au-dessus d'elle comme ces étoiles éteintes qui rayonnent longtemps après leur mort. Leur rayonnement est le signe paradoxal d'une extinction de toutes les médiations qui organisent et régulent la délibération démocratique.
Le débat public n'oppose plus des opinions rationnelles mais des mots fantômes, des paroles flottantes soumises à l'approbation des réseaux sociaux. Ils n'appartiennent à aucun lexique ni à aucune grammaire mais à un marché, le marché de l'indignation et du discrédit. Nous leur donnons vie par nos clics et nos likes. Ils ne tiennent qu'à nous." P 53"Le mouvement des Gilets jaunes relevait de l'allergie plutôt que du viral, il métabolisait le discrédit général. Il ne se propageait pas seulement d'écran à écran mais constituait une réaction de tout le corps social à l'intoxication de l'idéologie néolibérale. Sans représentants attitrés ni agenda caché, ces fantassins du discrédit ne cherchaient pas à négocier avec les autorités, ils spéculaient sur son discrédit. Comme une agence de notation sociale, ils abaissaient chaque samedi de manifestation la note du pouvoir, jetant le doute sur sa crédibilité." P 115
" La téléréalité n'est pas aussi insignifiante qu'on pourrait le croire. Dans cet espace clos, […], ce que l'on enregistre, c'est la disparition du réel. C'est même sa définition : la téléréalité, le lieu où tout disparaît. Le tout-à-l'écran." P 154
" ChatGPT c'est un pari et une croyance. Le pari repose sur l'accumulation de quantités énormes de données brutes (stockées dans des rangées de serveurs en entrepôts, des data warehouses). La croyance postule que cette accumulation peut se transformer en savoir." P 168
L'auteur
Christian Salmon écrivain, chercheur est aussi chroniqueur pour le journal Le Monde, Médiapart et Slate. Traits remarquables, il a été l'assistant de l'écrivain Milan Kundera et fonde en 1993 un réseau de villes refuges pour les écrivains persécutés dans leur pays, Le Parlement international des écrivains. Son travail de recherche porte notamment sur la constitution moderne des récits, le rôle de la communication et du marketing, la création des égéries, la construction et la diffusion des modèles sur les réseaux sociaux. Les titres de ses essais évoquent ces nouveaux travers de nos sociétés modernes, de Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (2007), Kate Moss Machine (2010), La Cérémonie cannibale. De la performance politique (Prix de l'essai de l'Express en 2013) ou encore, titre aussi évocateur, La Tyrannie des bouffons en 2020, pour n'en citer que quelques-uns.
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