
A qui appartient la beauté ?
Publication en Février 2024
266 pages
22 €
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Thème
Cet essai aborde un thème, des questions et même des exigences qui circulent de plus en plus aujourd'hui sur les réseaux sociaux : faut-il rendre les œuvres d'art aux pays qui les ont vu naître ? Ou faut-il au contraire les conserver dans les musées, principalement européens et américains, où elles se trouvent à l'abri ? Cela pose la question de l'appartenance des œuvres d'art, mais aussi de l'histoire de leur découverte, et donc du contexte historique, archéologique, économique, politique, culturel, des populations qui ont façonné ces œuvres.
Car pour répondre à cette délicate question, encore faut-il avoir connaissance de toutes les données du débat car les réponses sont complexes. Répondre par oui ou par non est totalement insuffisant et réducteur. Au slogan "Rendez les oeuvres d'art à leur pays d'origine" (comme le réclament des manifestants qui vocifèrent sans trop réfléchir et parfois sans trop de culture...), Bénédicte Savoy répond, par exemple, que ce serait donner une priorité à la seule géographie sur les autres données du problème. Car il y en a bien d'autres... et à l'aide d'exemples bien choisis, elle les expose pour en montrer la complexité.
Prenons l'exemple (en le résumant) du buste de Néfertiti, "la reine colorée", épouse du pharaon Akhenaton. Il a été découvert par un archéologue allemand réputé (Ludwig Borchardt) en 1912 qui avait l'autorisation de mener des fouilles à El Amarna. Ces fouilles, très coûteuses, ont d'ailleurs été financées par des mécènes allemands. C'est donc en toute légalité que Borchardt fut autorisé à exporter ce buste à Berlin, autorisation donnée par le Service des Antiquités dirigé par l'éminent archéologue français Mariette. Bénédicte Savoy explique en détail les motivations du service français dans un contexte de querelles entre les Anglais, les Français, les Allemands.
Il n'y avait, à l'époque, aucun archéologue égyptien formé. Le buste arrive donc à Berlin. Mais survient la Grande Guerre. Les archéologues allemands sont interdits de fouilles et les archéologues français réquisitionnés au front. En 1925, l'allemand Borchardt revient au Caire et veut reprendre les fouilles. Le français Lacau s'y oppose et pendant plusieurs années, ce sera une succession de demandes et de refus officiels. Lacau exige, avant toute reprise des fouilles, que le buste de Néfertiti soit restitué au Caire. Or, en 1933, Hitler dit qu'il est tombé amoureux de la reine et ne veut pas restituer le buste ! Le retour de la reine en Egypte n'aura donc pas lieu. Et pendant la Seconde Guerre mondiale, comme toutes les œuvres d'art des musées allemands, elle sera mise à l'abri des bombardements.
Points forts
Cet essai offre une double qualité : il est à la fois éblouissant d'érudition et simple d'accès dans son écriture et sa démonstration.
La simplicité vient du choix de Bénédicte Savoy pour étayer son essai : elle s'appuie sur plusieurs exemples généralement connus de toute personne intéressée par l'art. Elle passe donc en revue de manière chronologique, une série d'oeuvres mondialement réputées pour examiner comment, dans quelles circonstances, et pour quels motifs, elles ont été transportées, déplacées, délocalisées, de leur pays de naissance à un grand musée réputé : citons le buste de Néfertiti, l'autel de Pergame, le retable de l'Agneau mystique des frères Van Eyck, la madone Sixtine de Raphaël, les bronzes du palais d'été de Pékin, le portrait d'Adèle Bloch-Bauer par Klimt, les trésors royaux du Bénin et... d'autres "trésors" d'Afrique notamment.
Cette notion de "Translocation", clairement expliquée, est essentielle dans cet ouvrage pour examiner s'il est préférable pour une œuvre de revenir dans le lieu d'origine ou bien de rester dans le lieu de conservation. L'auteur nous aide donc à nous demander : Quel est le "juste lieu" ? Sur le lieu d'origine, manifestement, l'oeuvre d'art manque, elle souligne un vide, oui, mais parfois, elle est aussi en danger de destruction... ; sur le lieu de conservation, certes, elle est à l'abri, et de nombreux visiteurs peuvent l' admirer, mais l'admiration suffit-elle à justifier sa présence hors de son lieu de création ?
Quelques réserves
On aurait aimé que l'auteur expose avec plus de détails les arguments des partisans du retour au pays d'origine... Puisqu'elle ne prend pas parti, présenter les exigences des uns et les refus des autres, notamment pour des œuvres qui ont fait l'objet de récentes "polémiques" nous aurait éclairés plus encore. Cependant, il faut se souvenir que Bénédicte Savoy traite le sujet en historienne de l'art : prendre du recul est aussi une nécessité dans ce débat.
Encore un mot...
L'auteur a raison d'insister : la question de l'appartenance, très complexe, n'intéresse pas seulement les conservateurs de musée mais également les archéologues, les anthropologues, les juristes, les historiens, les marchands d'art, les collectionneurs... et nous tous qui aimons aller admirer les oeuvres dans nos musées !
On est aussi en droit de se demander s'il est juste qu' une œuvre d'art appartienne finalement à celui qui a eu les moyens financiers de l'acheter ? L'art et l'argent... vaste débat !
Une phrase
[C'est après avoir relaté les mésaventures du buste de Néfertiti que Bénédicte Savoy pose les questions suivantes :]
“A qui appartient la beauté ? A ceux qui en tombent amoureux ? A ceux qui, enfants, adolescents, paysans de Moyenne Egypte l'ont gardé sous leurs pieds pendants plusieurs milliers d'années et ont contribué à l'excaver il y a un siècle ? A leurs descendants, aux femmes d'Egypte par exemple qui, pour certaines, y voient un symbole de liberté et d'autonomie ? Aux égyptologues ? A la génération montante de jeunes chercheuses et chercheurs qui, à l'instar de Monica Hanna, professeure d'archéologie à l'Académie arabe des sciences, technologies et transport maritime, s'emploient en Egypte à réécrire l'histoire des fouilles occidentales à partir des archives de l'Empire ottoman et du Caire ? A la population berlinoise qui, de génération en génération, depuis cent ans, est allée rendre visite à la reine colorée dans ses différents lieux d'exposition ? Ou à la "Fondation du patrimoine culturel prussien" du nom de l'organisme qui en détient aujourd'hui la propriété en Allemagne ? et plus généralement : à qui appartient aujourd'hui l'antiquité dans nos musées ? Aux peuples égyptien, perse, turc, grec, éthiopien, qui, durant l'époque coloniale, furent employés par la communauté internationale des fouilleurs sur les sites archéologiques, puis oubliés politiquement et spoliés de leur héritage culturel ? Ou bien à nos ancêtres européens et à nous-mêmes, qui nous sommes enflammés des décennies durant face à ces trésors, d'où nous tirons une part de notre identité esthétique, intellectuelle, scientifique et même politique ?
La question est complexe et elle mérite, le présent exemple voudrait l'avoir fait sentir, d'être traitée dans toute sa complexité historique et culturelle, et non pas seulement dans des logiques souvent partisanes, politiquement correctes, corporatistes ou sèchement juridiques. ... Réduire le débat actuel à un antagonisme entre Le Caire et Berlin n'offre aucune chance de progresser. Il est important de porter au public la connaissance des contextes qui ont permis aux musées européens de devenir ce qu'ils sont aujourd'hui : les dépositaires de l'art mondial, certes, mais aussi, et au même niveau d'importance, de l'histoire et de la géopolitique des 19è et 20è siècles." (pp 51 et 52)
L'auteur
Bénédicte Savoy, professeure d'histoire de l'art à l'université technique de Berlin, a donné une série de cours au Collège de France en 2027 et enseigne régulièrement aux Etats-Unis. Cet essai A qui appartient la beauté ? a été couronné à l'unanimité par le jury du Prix Elina et Louis Pauwels décerné à la Société des Gens de Lettres le 22 mai 2025. L'auteure a également publié Le long combat de l'Afrique pour son art. Histoire d'une défaite postcoloniale (Le Seuil, 2023).
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