Un Homme seul

L’hommage sarcastique à un père désespérément absent
De
Frédéric Beigbeder
Grasset
Publication le 8 janvier 2025
219 pages
20 €
Notre recommandation
3/5

Infos & réservation

Thème

Dans son Roman français Frédéric Beigbeder avait déjà évoqué son histoire familiale. Il creuse son sillon, maintenant, en exploitant cette fois-ci la fibre paternelle, ou plutôt en essayant de la réveiller, car le dit père, Jean-Michel donc, a plutôt brillé par son absence. Frédéric Beigbeder raconte dans Un homme seul le parcours de ce père qui courait le monde et qui l’a quitté, deux ans auparavant, dans la force de l’âge. Les premières années, celles de l’enfance qu’on oublie jamais, furent difficiles voire tristes, en cause un déficit d’affection. Ses parents l’avaient casé dans un internat catholique, dans une « abbaye-école », collège très connu de la région. Non ce n’était pas Bétharram, près de Pau, c’était Sorèze, un peu plus loin. Une éducation à la rigueur toute militaire. Jean-Michel Beigbeder y fut très malheureux, ce qui ne l’empêcha pas de démarrer une  carrière de money maker dans  son genre, après un intermède dans un  collège moins rigoureux, à Fribourg en Suisse, puis des études à Harvard dont il revint brillamment diplômé. Revenu  en France complètement « américanisé », il se lança dans les affaires.

Il démarra pionnier de la chasse de tête,  un nouveau job très « recherché » parce que très rémunérateur, qui lui a permis de rencontrer toutes les stars du CAC 40, pour les débaucher bien sûr. Mais pendant longtemps, malheureusement, il lui arrivait d’oublier qu’il avait une famille. Chaque année, sa femme devait lui rappeler les anniversaires de ses fils. Frédéric Beigbeder se décrit comme « la progéniture non désirée d’un businessman misanthrope ». Il n’a quasiment pas connu son père à l’époque. L’objet de cet ouvrage est sans doute de combler l’absence dans cette première vie en mal de tendresse. L’auteur essaye de se  construire un imaginaire en procédant à une enquête minutieuse « en mettant bout-à-bout quelques vérités souvent cachées », jusqu’au jour de l’enterrement de son héros. Savoureux !

 Malgré tout, Fréderic n’est pas peu fier de son papa. Il écrit : « La presse a titré lors de la naissance de son entreprise de conseil : Beigbeder,  le pape des chasseurs de tête ». Et notre Beigbeder de préciser : « C’était dans les Echos !». C’est tout juste s‘il ne l’a pas fait graver dans le marbre, en épitaphe.

Points forts

  • Frédéric Beigbeder ne croit plus tellement à l’avenir du roman classique, même s’il reste un admirateur de Stendhal, de Balzac, de Flaubert ou de Marcel Proust. Il se voyait bien comme l’un des Hussards de la République des lettres aux côtés de Michel Déon ou comme  successeur de Françoise Sagan dont il pensait le plus grand bien. Mais les années 50 sont loin derrière nous. Donc Beigbeder se jette à corps perdu dans le genre autobiographie sur le mode de la dérision avec son charme naturel et cet humour décalé qui lui va comme un gant.

  • Beigbeder dans cet ouvrage démontre une fois de plus qu’il reste un des meilleurs auteurs de prose français.  Il nous avait précédemment décrit avec ironie, à partir de petits faits réels, le monde de la pub et celui de la politique à l’ancienne, le monde de Jacques Séguéla, de Bernard Tapie,  et la planète de François Mitterrand. Il y a du Fitzgerald et du Salinger (ses références) dans le premier Beigbeder. Depuis il a pris de l’épaisseur et du standing. Il officie au Renaudot où il  a son couvert à la table des jurés. Il est devenu un des piliers du Figaro Magazine. Il a participé à l’émission phare du Masque et la Plume sur France Inter. A quand l'Académie ?

  • L’émotion partagée, une fois n’est pas coutume. Dans ce dernier livre, on est touché par le sentiment que le fils porte à son père et à sa famille en général, par le manque d’un père mystérieux, toujours absent physiquement mais toujours présent dans son cœur. Frédéric Beigbeder idéalise son père et le pare de toutes les vertus ou  presque toutes. Il l’imagine agent de la CIA et muni d’un carnet d’adresses épais comme 3 bottins (la numérisation n’existait pas en 1960)

  • Le sens inné et éprouvé (c’était son métier dans la pub) de la formule, des punch lines. Exemple :  « Le marchand de présidents est une sorte de proxénète de luxe qui propose un catalogue de managers en costume Ralph Lauren ».  « Au secours, la droite revient » avait lancé à l’époque (dans les années 80) un autre publicitaire de talent, Daniel Robert (« Tu t’es vu quand t’as bu ?» - Bison futé). Ils ont dû travailler ensemble !

  • Une morale bien sentie à la Houellebecq, une sorte de mise en garde pour les générations Z.  Les chasseurs de tête des années 60 préfigurent ce que deviendra le capitalisme d’aujourd’hui, « une foire d’empoigne déshumanisante où tout le monde à un prix de vente. La guerre économique est la seule dont les déserteurs sont récompensés et où les patrons trahissent autant que leurs employés ».

Quelques réserves

Des réserves certainement mais toujours les mêmes : abus du name dropping, coquetteries de langage, propres aux People…C’est du Beigbeder pur jus avec un nuage de nostalgie. Malgré les réserves, on espère qu’il en a d’autres comme ça sous le coude, avec un peu plus de profondeur.

Encore un mot...

Comme un fait du hasard, le chroniqueur C-T fidèle que je suis vient de quitter pour vous la lecture du livre Stanislas et le collège éponyme honni de Simon Liberati, pour plonger dans le non moins lugubre collège de Sorèze de Jean-Michel Beigbeder. Simon Liberati (le “harcelé” du livre Stanislas et Frédéric Beigbeder plutôt genre “harceleur”, lui) furent unis comme les deux doigts de la main à l’époque bénie du Caca’s Club fondé par Beigbeder, deux compagnons de beuverie et d’autres substances.

L’auteur brillant et intrusif de Oona et Salinger prend la suite de son ami Simon Liberati, ex époux et auteur d’Eva (Ionesco) qui avait voulu l’assassiner pour finir.  Il décrit l’univers carcéral dans lequel fut littéralement enfermé son père Jean-Michel à l’instar de l’auteur de Stanislas qui se morfondit jusqu’à ses 10 ans derrière les hauts murs du collège très chic du 6e arrondissement de Paris. Le parallèle  contrasté est flagrant dans la forme comme dans le fond bien que le style de  Frédéric soit infiniment plus léger, presque primesautier et  insolent, que celui de Simon, plus profond, acide et amer.

Une phrase

Discours d’enterrement (prononcé par l’auteur) :
Eglise Saint Séverin, 29 septembre 2023

« Papa est mort deux jours après mon anniversaire, et trois jours avant celui de sa petite-fille Charlotte. C’est typique, typique de mon père, il  gâche toujours tout. Michel Houellebecq dit qu’il ne croit pas à la théorie selon laquelle on devient adulte à la mort de ses parents. On ne devient jamais réellement adulte, écrit-il dans Plate-forme – c’est très vrai, mon père, je crois qu’il n’a jamais été adulte, et croyez-moi, c’est compliqué d’être l’enfant d’un enfant. Je ne sais pas si on devient adulte à la mort de son père, mais en tout cas on devient triste. C’est une triste nouvelle qu’il faut apprivoiser. Voir une aussi belle assemblée me fait penser à la question de François Weyergans (Trois jours chez ma mère): pourquoi la vie s’arrête-t-elle la veille de l’enterrement, l’une des rares occasions de succès qui nous soit donnée. Il y a ici de nombreuses femmes dont les deux tiers sont des ex de mon père. Quel gâchis ! C’est idiot qu’il ne soit plus là pour vous consoler, Mesdames, mais Papa aurait probablement présenté les choses autrement. Le philosophe d’Harvard Business School aurait dit : « La mort est un investissement qui n’est pas amorti ». » Page 182

L'auteur

L’homme seul, c’est surtout lui. Tout a été dit et très bien dit dans les chroniques nombreuses et variées publiées sur le site (que le lecteur me pardonne, je ne ferai pas mieux) de Culture-Tops à propos des quelques vingt romans et essais de Frédéric Beigbeder. Insolent, brillant, sensible, extrêmement drôle dans ses tableaux de la société de consommation qui l’entoure, l’auteur des Mémoires d’un jeune homme dérangé (1990), son premier livre, reste un éternel jeune homme. Nous l’écrivions déjà, il y a 10 ans, dans la critique de Oona et  Salinger (le tombeur de la très jeune femme de Charlie Chaplin). A 60 ans, Beigbeder a rajeuni et s’est assagi. Il  est redevenu un gamin qui pleure la disparition d’un père qu’il a méconnu, témoignant d’une fierté sinon d’une admiration finalement sans bornes mais non sans sarcasmes (c’est sa marque de fabrique). L’émotion immense qui l’étreint fait mouche sur le lecteur à l’évocation de son discours de funérailles qu’il a prononcé en l’église Saint Séverin et à celle de la cérémonie d’inhumation au cimetière de Guéthary. Les Chants de la liberté (Hegoak, pour ceux qui connaissent) entonnés par un chœur basque et l’homélie prononcée par sa énième épouse n’y sont pas pour rien.

Une année sans un roman de non fiction de Frédéric Beigbeder est une année vide et morose.  Alléluia !

Chroniques publiées sur CT                                                                                                               

Non chroniqués mais au « Top » : Mémoires d’un jeune homme dérangé (La Table ronde, 1990),  L’amour dure 3 ans (Grasset, 1997), 99 francs (Grasset, 2000), Un roman français (Grasset, 2009)… 

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