CE GENRE DE PETITES CHOSES

Un conte cruel, poétique et inspirant. A lire et à relire
De
Claire Keegan
Traduit de l’anglais (Irlande) par Jacqueline Odin -
Éditeur : Sabine Wespieser -
120 pages -
15 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

La petite entreprise de Bill Furlong ne connaît pas la crise et ne redoute pas l’hiver cruel qui balaie son coin d’Irlande. Fournisseur de charbon et de bois, il ne chôme pas, ce dont se réjouit sa pragmatique épouse, mère de ses cinq filles. Mais Bill n’est pas l’ogre repu et comblé du Petit Poucet, il se tourmente : autour de lui, la pauvreté et le désespoir l’empêchent de jouir tranquillement des fruits de son travail et de sa chance, sans doute parce qu’il a lui-même failli se retrouver à la rue.

Quand sa mère est tombée enceinte à seize ans, où auraient-ils fini, elle et lui, sans la bienveillance et la clairvoyance de Mrs Wilson chez qui elle travaillait ? Loin de la jeter dehors comme l’auraient fait les pharisiennes de son entourage, Mrs Wilson a pris la jeune fille sous son aile et, lorsque celle-ci est morte, a élevé Bill. Alors, bien que sa femme lui recommande de se mêler de ses affaires, Bill s’inquiète de la scène qu’il surprend un jour au couvent de « filles-mères » où il livre souvent - des jeunes filles pieds nus, cheveux taillés, qui lessivent à quatre pattes un sol glacial….

Points forts

En 2013, l’Etat irlandais présentait ses excuses pour l’asservissement des 10 000 femmes enfermées de force et contraintes au travail entre 1922 et 1996 dans les « blanchisseries Madeleine ». Ces institutions catholiques qui accueillaient des pensionnaires le plus souvent enceintes leur volaient leurs enfants et les vendaient. Après le film de Peter Mullan, The Magdalene Sisters, Claire Keegan s’empare de ce scandale humain, à sa manière subtile, et dédie son récit « aux femmes et aux enfants qui ont subi la claustration dans les blanchisseries de Magdalen en Irlande ».

Pour dire son indignation devant cet esclavage moderne dont on peine à imaginer qu’il s’est prolongé jusqu’en 1996, Claire Keegan nous fait entrer dans un conte – un conte inquiétant. Tout y est : la saison, un hiver rude qui met à nu les corps et révèle les âmes ; un simple charbonnier, sa femme et ses cinq filles ; une époque et un lieu à peine esquissés ; des cendrillons en haillons secrètement maltraitées par d’affreuses « sœurs » ; et des signes : des corneilles, un bouc échappé, un vieil homme avec une faux, une pomme chapardée dans un jardin -- symboles et présages d’une sombre découverte… On oublie qu’on est en Irlande à la fin du XXe siècle. Le récit, la révolte devant l’intolérable, prennent une valeur intemporelle et universelle.

Histoire d’une prise de conscience, Ce genre de petites choses adresse à tous une question philosophique : « À quoi bon être en vie si l’on ne s’entraidait pas ? (…) Sans avoir une seule fois le courage de s’opposer aux usages établis ? » Une fois que l’image des filles asservies s’est insinuée dans son esprit, elle ne lâche plus Bill. Quand bien même il voudrait fermer les yeux, il ne le peut pas : deux autres scènes glaçantes viennent confirmer ce qu’il a pressenti. Toute son existence se vide soudain de son sens. Ce qu’il a vu le renvoie aux bontés de Mrs Wilson. Il se sent tenu de faire ce qu’on a fait pour lui. Pas tant par charité dans l’Irlande catholique que pour rester, tout simplement, un être humain. Le dénouement se fait attendre volontairement, et il est lumineux. Tout en sachant qu’il s’engage contre tous, Bill éprouve une sensation de plénitude absolue. Il est lui-même.

Comment dire autant en si peu de pages ? Nouvelliste, Claire Keegan maîtrise l’art du récit bref et de la simplicité, ce genre de petites choses si difficiles, injustement boudées par le public français. Son écriture est lente mais jamais lourde, sème de petits cailloux, s’intéresse aux détails, et nous conduit en tension jusqu’à la dernière page. Claire Keegan est comme son personnage : elle dit peu, elle fait. Éloge sobre et subtil de la grandeur ordinaire, son récit se savoure et laisse un peu penaud : et nous, que faisons-nous pour les autres ? Quel Bill Furlong saurions-nous être ?

Quelques réserves

Selon moi, aucun. 

Encore un mot...

La couverture austère des éditions Sabine Wespieser cache une fois de plus une petite merveille. Cousu par une dentellière du conte moral et poétique, Ce genre de petites choses est à la fois cruel et inspirant. A lire et à relire.

Une phrase

 « Le pire était encore à venir, il le savait. Déjà, il devinait l’océan de problèmes l’attendant derrière la prochaine porte, mais le pire qui aurait pu se produire était aussi déjà derrière lui : la chose non faite, qui aurait pu l’être - avec quoi il aurait dû vivre jusqu’à la fin de ses jours. »

L'auteur

 Voix contemporaine de la littérature irlandaise, Claire Keegan est née en 1968 dans une ferme où elle a passé son enfance avant de partir étudier à La Nouvelle-Orléans et au Pays de Galles. Remarquée par Tuala O’Faolain, son aînée et compatriote qui reçut le Prix Femina étranger, elle a été saluée pour son talent de nouvelliste (L'Antarctique, 2010 ; A travers les champs bleus, 2012) et de romancière (Les trois lumières, 2011), toutes œuvres publiées chez Sabine Wespieser et traduites par Jacqueline Odin. A propos de sa vocation d’écrivain, Claire Keegan déclare : « Cette vie très rurale que j’ai menée enfant, où je n’avais pas accès aux livres, a sans doute enrichi mon imagination » (interview France Culture). Claire Keegan vit aujourd’hui entre l’Irlande et la France.

Le clin d'œil d'un libraire

Librairie LE PASSAGE à Lyon. Les épidémies n’y passent pas, la culture si !

Passer le message, passer les idées, passer la culture, c’est-à-dire transmettre c’est le concept premier de cette librairie bien connue du cœur du Lyon historique. Mais cette institution de la capitale des Gaules c‘est aussi un passage très fréquenté du 2e arrondissement. Le PASSAGE est donc un lieu d’échanges privilégié qui a su résister à la pandémie grâce à une clientèle fidèle et qui n’a cessé de s’agrandir depuis 20 ans. Le clic et collect a permis d’éponger une partie de la chute des ventes (une partie seulement...) grâce au dévouement des 9 libraires de l’équipe.

« Les gens se sont habitués à commander ou à réserver les ouvrages. Avec 23 000 références surtout littérature et sciences humaines, on est centré sur littérature de création proposée par des éditeurs indépendants comme les Editions de Minuit ou P.O.L. On a toujours voulu défricher les nouvelles voies de la pensée… » confie Mathieu Baussart, co-directeur de cette librairie dans la force de l’âge (fondée il y a 20 ans !).

Bonnes lectures, nous repasserons vous voir dès l’ouverture des petits « bouchons », c’est écrit.

Librairie LE PASSAGE, 11 rue de Brest 62002 Lyon tel 04 72 56 34 84.

Texte et interviews réalisés par Rodolphe de Saint-Hilaire pour Culture-Tops.

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