Je ne tromperai jamais leur confiance

Un livre politique haletant sur la crise sanitaire qui défie les contraintes du genre
De
Philippe Juvin
Gallimard - 304 pages - 17€
Notre recommandation
4/5

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Thème

Janvier 2020. Un virus inconnu, très contagieux, provoquant de graves difficultés respiratoires, vient de frapper la Chine et menace de gagner d’autres pays. Malgré le discours des autorités se voulant rassurant, l’un des premiers cas est recensé en France, à l’hôpital Georges Pompidou à Paris. Philippe Juvin, chef du service des urgences de cet établissement, mais aussi maire de La Garenne-Colombes en région parisienne, se trouve confronté directement à cette première vague de contaminations en tant que médecin, puis aux mesures politiques imposées à ses administrés en raison de la crise sanitaire. De là s’ensuit un récit haletant sur toutes les étapes de la crise jusqu’au 11 mai 2020, entre débats scientifiques, emballement médiatique, panique, mesures administratives kafkaïennes, pénuries de matériel et cafouillages politiques, dont l’auteur ressent directement les conséquences dans ses différentes missions et sur lesquelles il entreprend d’agir. Alors que la foi en la parole publique se perd, “Je ne tromperai jamais leur confiance”, phrase extraite du serment d’Hippocrate, est un mot d’ordre et la promesse que l’auteur entend tenir.

Points forts

1.  Une plongée passionnante au cœur de la crise sanitaire, à la fois du point de vue d’un chef de service confronté aux premiers cas d’une maladie inconnue, d’un responsable politique familier des rouages de ce milieu, mais aussi d’un personnage propulsé sur le devant de la scène et observant les coulisses médiatiques. On revit, étape par étape, presque comme dans un film catastrophe, tous les épisodes qui ont marqué la première vague de la crise, à travers la vision d’un protagoniste polyvalent, l’amplitude d’un narrateur omniscient se faufilant d’un lieu à un autre. Ce point de vue tentaculaire donne à la fois des précisions sur des sujets variés mais aussi une réflexion d’ensemble et une vision politique d’une richesse peu commune. L’auteur, qui défend avec talent le cumul de ses multiples activités, pourrait faire sienne cette phrase de Montherlant : “On flétrit du nom de dilettante un homme qui aime tout ce qui mérite d’être aimé”.

2.   Au vu de la trame du livre et du récit au jour le jour, de l’expression spontanée des impressions et des conversations, des petites répétitions ou de la myriade de points d’exclamation, il nous semble évident que l’auteur a écrit son livre lui-même, ce qui est suffisamment rare, chez un personnage médiatique, pour être souligné. Rien n’est plus difficile que l’écriture d’un livre politique : compte tenu des contraintes liées à ce monde, des scandales auxquels les hommes et femmes qui en font partie sont confrontés, il est impossible d’y utiliser les recettes habituelles qui permettent l’adhésion du lecteur dans une autofiction classique. L’écrivain qui n’exerce aucune responsabilité publique peut se mettre à nu pour inspirer la compassion, parler des situations où il est comme chacun peut l’être : minable, lâche, menteur, ivre, peureux ou vantard, débauché ou frustré, violent ou apathique. Ce récit aurait donc pu être lisse et fade. L’auteur parvient cependant à se jouer des contraintes et à faire vivre son histoire. Ce n’est pas tant le récit des péripéties de ses animaux de compagnie que les descriptions passionnées de ses différents univers qui font l’intérêt du texte. Le passage sur le goût particulier du café des urgences, bouilli et réchauffé pendant des heures, par exemple, est une réussite. Force est de constater que cet étrange objet littéraire, un brin foutraque mais bien mené, est globalement très plaisant à lire.

3.   La structure du livre est surprenante mais bien trouvée. Un court prologue, très clair, constitue une belle entrée en matière. Dans une large première partie, un journal de bord tranché qui scande le texte et dont les paragraphes sont précédés de la date du jour, l’auteur livre un récit vivant de la crise, avec des réflexions ponctuelles. Dans la seconde partie, il développe une vision d’ensemble et fait le bilan de son récit, des failles qu’il analyse et des solutions qu’il propose. Cette mise en forme a l’avantage d’offrir deux rythmes et deux univers de lecture, qui permettent de vivre les évènements et de prendre un recul nécessaire quant à leur sens.

4. Les références culturelles (littéraires, politiques, historiques ou cinématographiques) du texte sont judicieuses et donnent du souffle à l’argumentation. Marc Bloch, Albert Camus, Jean-François Revel ou encore Jules Romains illustrent avec pertinence le propos de l’auteur, qu’on ne saurait réduire à une image caricaturale de médecin mondain faisant des risettes aux présentatrices de BFMTV. Une certaine prudence, une mesure et un sens de la nuance parviennent à éviter les raccourcis et les comparaisons historiques trop grossières, donnant au livre une touche d’érudition utilisée à bon escient.

5. La pensée politique du livre est globalement argumentée, intéressante et constructive. Le réalisme de la mise en œuvre des propositions faites, celle d'une réserve sanitaire européenne ou mondiale, par exemple, est difficilement appréciable en l’état, mais ces propositions ont le mérite d’exister, se distinguant d’une démolition stérile et sans perspective du pouvoir en place. Par ailleurs, l’auteur se révolte et s’emporte avec une conviction indubitable contre le traitement réservé aux personnes âgées dans les EHPAD, ce qui constitue un des passages les plus marquants du livre. En outre, l’analyse empruntée à Jules Romains, qui distingue “humbles” et “superbes”, est pertinente et rappelle ce que Pascal nomme la distinction entre “grandeur naturelle” et “grandeur d’établissement”, c’est-à-dire la différence entre mérite authentique d’un être humain et déférence artificielle due à sa condition sociale. Ces bribes de réflexions philosophiques nourrissent un raisonnement aux accents sincères et profonds.

Quelques réserves

1. Le récit n’échappe pas, ponctuellement, à certains travers des livres politiques, dont les auteurs, pour être convaincants, se présentent parfois comme des “boys scouts” exemplaires à qui tout sourit. À tel point que certains passages du texte (très rares, heureusement) en deviennent involontairement drôles. Comment ai-je fait pour avoir une intuition aussi fulgurante? Cela m’étonne moi-même. D’où viennent les meilleurs éléments du Gouvernement actuel ? De mon parti politique. Qu’est-ce qu’un chef idéal ? Quelqu’un comme moi. Mais pourquoi vous acharnez-vous à dire que je suis un héros ? Je ne fais que mon travail… S’il n’est pas question de remettre en cause la sincérité de l’écriture, ni même la légitimité d’un réel mérite de l’auteur, certaines de ses formulations, lorsqu’il parle de lui-même, rappellent “Catherine”, l’irrésistible sketch de Sylvie Joly, dont le personnage éponyme répond, lorsqu’on lui demande le secret de son éclatante réussite : "J'ai pas de secret : je suis moi, c’est tout” !

2. L’auteur, qui déplore avec raison l’absence de pédagogie, de transparence et de clarté de la parole publique, ne référence pas toujours les chiffres qu’il avance et se montre parfois un peu abscons, notamment lorsqu’il s’attaque aux questions médicales. On apprend par exemple qu’un malade “est à 93% de saturation”, ou qu’un autre, plus gravement atteint, risque “l’anoxie”. Des  situations et des termes qu’un lecteur non familier de l’univers hospitalier ne peut raisonnablement pas comprendre. En ce sens, des notes de bas de page, de fin d’ouvrage ou quelques lignes explicatives auraient constitué un éclairage bienvenu, pour ne pas dire une politesse élémentaire.

Encore un mot...

Un livre puissant, riche et lucide, qui nous change du ronron fastidieux de l’autofiction politique.

Une phrase

« Vendredi 6 avril… Toute personne qui a déjà bu un café en salle de garde de l’AP-HP me comprendra. Le café y est typique. Aussi loin que m’emmènent mes souvenirs, et dans les différents hôpitaux que j’ai fréquentés, il a toujours le même goût. Un liquide noir parfumé, durement, avec une pointe d’aigre-doux. J’aime la constance de cette saveur. Comme j’aime ces nappes faites de draps de lits de malades, jaunes avec des rayures bleues. La permanence des choses est rassurante : on est chez soi. C’est peut-être ce sentiment d’être à la maison qui fait que nous sommes si nombreux à y dédier notre vie ».  p. 166

L'auteur

Philippe Juvin, né en 1964, est docteur en médecine, spécialisé en anesthésie-réanimation, docteur en biologie et professeur de médecine à l’Université Paris-Descartes. Ancien député européen de 2009 à 2019, il est actuellement maire “Les Républicains” de La Garenne-Colombes dans les Hauts-de-Seine et chef du service des urgences de l’Hôpital Européen Georges Pompidou à Paris. Engagé volontaire en Afghanistan en 2008 en tant que médecin militaire, il est également réserviste chez les pompiers de Paris. Il est l’auteur d’un essai sur l’histoire commune des pays d’Europe, paru en 2014 chez Jean-Claude Lattès, “Notre Histoire, les cent dates qui ont fait la nation européenne”.

Le clin d'œil d'un libraire

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Texte et interview réalisés par Rodolphe de Saint-Hilaire pour la rédaction de Culture-Tops.

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