
Le livre d'Alice, ou comment les nazis ont volé le livre de cuisine de ma grand-mère
Traduit de l’allemand par Jean-Léon Muller
Publication en avril 2025
416 pages
23,9 €
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Thème
Dans la Vienne des années 1930, Alice Urbach est une cuisinière reconnue. On ne peut pas dire que ce choix plaît à son père, homme d'affaires et homme politique ; mais la célébrité de sa fille se renforce avec la publication de son livre de cuisine en 1935, que l'on pourrait traduire par Cuisiner à Vienne une bonne cuisine bourgeoise. Recettes traditionnelles, photos et ateliers - Alice devint une personnalité reconnue de l'art de vivre à Vienne. Mais au cours de ces années, le national socialisme enfle en Allemagne, l'idéologie nazie gagne l'Autriche, et toutes les familles de confession juive, comme celle d'Alice, sentent monter des expressions de plus en plus manifestes d'un antisémitisme d’Etat.
Avec l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne en 1938, elle part vivre en Grande Bretagne où elle exercera des "petits boulots" de gouvernante, puis aux Etats Unis. Elle découvrira, des années plus tard, en 1949, que son livre a été "nazifié", comprenez par là, attribué à un pseudo auteur au nom de consonance bien "allemande", et qu'elle a été dépossédée de ses droits. Elle engage alors de longues démarches dont sa petite fille Karina, historienne et auteur de ce récit, rend compte et élargit, pour rétablir la maternité de son livre. Livre-enquête à proprement parler, il retrace à la fois le parcours de sa famille, les mécanismes de spoliation des juifs sous le régime nazi et l'histoire singulière du livre et de son auteur, Alice. Il est accompagné de photos d'illustrations, dont celles extraites "du livre d'Alice" !
Points forts
Le premier point fort de cet essai est son sujet : une enquête sur un livre de cuisine, le destin de son auteur, et sa place dans le cours de l'histoire : ce n'est pas ordinaire !
Best seller à l'époque, le livre d'Alice fut une victime symbolique d'une idéologie qui ne pouvait admettre qu'il fut écrit par une femme de confession juive.
Voici déjà beaucoup de qualités ! Il faut y ajouter celle de l'écriture, qui par son rythme, la navigation dans les époques et la psychologie des personnages, vous entraîne dans une immersion quasi cinématographique ou encore l'imaginaire d'un roman.
Historienne, Karina la petite fille de l'auteur de ce "fameux livre" n'aura rien inventé, mais tout documenté, recherché, recoupé, remis dans son contexte, et décrit avec une minutie qui n'a rien d'ennuyeuse. De nombreux extraits de lettres, d'articles, de mémoires émaillent le texte. Ils témoignent avec beaucoup de vérité de ce que fut aussi, au-delà de la spoliation du livre de cuisine, la vie de sa grand-mère et de ses fils tout au long des années qui précédèrent et suivirent la Seconde Guerre mondiale, et en particulier de leurs efforts pour lui venir en aide.
Cet essai s'accompagne donc de très nombreuses sources historiques issues des archives de Vienne, Londres et Washington. Bien au-delà de l'histoire du livre lui-même, ces sources historiques issues des archives racontent une époque, ses espoirs, ses craintes et ses lois, une lente descente vers l'impensable, ses victimes et ses survivants.
Quelques réserves
Pas de réserve pour ceux qui aiment les histoires familiales percutées par le cours de l'Histoire.
Encore un mot...
Ce livre-enquête est passionnant, bien écrit, facile à lire, à tel point que le qualifier d'essai serait lui attribuer de fait un caractère trop sérieux pour ces qualificatifs. Si l'histoire s'inscrit dans le drame de la Shoah, elle n'en est pas moins captivante et parfois souriante, par l'écriture, les anecdotes, le fil du récit. Ce sont ces caractéristiques qui en font un livre que l'on pourrait qualifier d'excellent roman. Mais il n'est pas question dans ces pages de fiction mais de réalités, parfois tragiques, qui ne sont pas sans rappeler les excellentes recherches de Philippe Sands publiées dans, Retour à Lemberg et La filière.
, qui retracent le parcours tragique de sa famille juive et la traque de leur bourreau, haut dignitaire nazi, en Ukraine, en Pologne, en Suisse et en Italie.
Cela peut paraître anecdotique, mais ne l'est pas : le livre de cuisine original ne bénéficie toujours pas d'une édition française. Il en est de nombreuses éditions en allemand, sous la signature de son pseudo auteur - qui n'existe pas !!
Une phrase
" Mais la meilleure nouvelle de l'automne 1935 a été la parution du deuxième livre de cuisine d'Alice. Les 500 pages de So kocht man in Wien! contenaient tout ce qu'elle avait appris sur la cuisine et la gestion d'un ménage depuis l'âge de cinq ans.
Il est essentiel d'en reconstituer la genèse le plus précisément possible, car la maison d'édition allait plus tard diffuser un récit qui n'avait pas grand-chose à voir avec la vérité. À sa tête depuis 1937, Hermann Jungck donna sa version dans un volume commémoratif publié en 1974. La raison pour laquelle le cas d'Alice y est décrit de façon détaillée demeure obscure.
Jungck craignait peut-être un conflit juridique ou cherchait à se justifier à ses propres yeux. Son récit commence en 1934, avec la commande du livre par son oncle, fondateur des éditions Ernst Reinhardt : « Mon oncle s'est rendu à Vienne pour y rencontrer des connaissances et leur demander qui serait en mesure de rédiger un tel livre de recettes. Il apparut que toutes celles qui dirigeaient des écoles de cuisine avaient déjà publié leur propre ouvrage. Seule Mme Alice Urbach, dont l'école était plus petite, n'en avait encore rien écrit».
C'est l'histoire d'une Cendrillon que Jungck nous raconte ici. Un éditeur découvre une inconnue qui n'a jamais rédigé la moindre ligne. Elle est présentée comme une solution par défaut, «toutes celles qui dirigeaient des écoles de cuisine» ayant déjà publié leur propre livre. En réalité, Alice avait écrit un recueil de recettes avec sa sœur Sidonie, édité avec succès en 1925, et était déjà une figure reconnue dans les milieux culinaires. Jungck l'ignorait peut-être, mais son oncle le savait certainement. Puisque les éditions Moritz Perles, où était paru le premier livre d'Alice, représentaient différents éditeurs allemands en Autriche dont la maison de Ernst Reinhardt. Le manque de précision de Jungck sur ce point ne serait pas si problématique s'il n'était allé plus loin en ajoutant : «Madame Urbach a composé son livre de cuisine en peu de temps - comme elle me l'a expliqué un jour, ne disposant pas d'assez de recettes, elle s'est débrouillé en en empruntant certaines, avec un intitulé différent, à d'autres ouvrages culinaires."
Les intentions de Jungck devenaient ici de plus en plus évidentes. Son but est de mettre en doute l'originalité du livre d'Alice afin de mieux dissimuler ses propres actes." P 79 et 80
L'auteur
Karina Urbach est historienne. Elle est spécialiste de l'histoire européenne des XIX et XXèmes siècles. Sa nationalité allemande a sans doute contribué à son intérêt pour la période dominée par l'idéologie nazie des années 1930 à 1945, incarné dans ses publications récentes. Le livre d'Alice publié en allemand en 2020, concerne effectivement sa grand-mère et fait partie de ses monographies. Elle a publié de nombreux essais, en particulier sur le rôle des services secrets et les relations de l'aristocratie européenne avec penseurs et leaders du national socialiste avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.
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