Le Sabre et le Turban

Pour mieux comprendre le rôle de la Turquie, cet Empire théocratique et autoritaire à trois heures de Paris
De
Jean-François Colosimo
Les Éditions du Cerf -
Date de publication : 3/12/2020 -
216 pages, 15 euros
Notre recommandation
3/5

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Thème

 La Turquie partage le même dessein hégémonique depuis Atatürk et Mustafa Kemal et Recep Tayyip Erdoğan “engagent moins un duel qu’un duo” dans la conquête des pleins pouvoirs, selon Jean-François Colosimo. Nous n’avons pas compris la Turquie,  soutient l’auteur. La Turquie, c’est quatre-vingt ans de nationalisme destructeur et vingt ans d’un islamisme liberticide pour restaurer l’Empire ottoman théocratique et autoritaire, le tout à trois heures de Paris.

La conquête est dans l’ADN de la Turquie depuis 1453. Mehmet II a pris Byzance là où les Arabes, descendants du Prophète, assujettis par les Turcs, ont échoué. Depuis le dix-huitième siècle, le pays a assumé le rôle de califat (commandeur des croyants) face à la pression des musulmans. Dans le même temps, il s’est armé face à l’Occident : “le sabre valide le turban qui vérifie le sabre” résume Colosimo. Plus tard, dans la lignée d’Alexandre le Grand, Kemal et Erdoğan ont assumé le rôle du chef qui s’impose, un trait incontournable de l’histoire turque. 

J-F Colosimo rappelle le rôle majeur joué par Atatürk (le ‘Turc-Père’) dans l’amélioration du sort réservé initialement par les alliés à la Turquie vaincue. Il est devenu l’ami des Occidentaux, en endossant un laïcisme militant et en confiant à l’Armée le soin de bâtir la République turque. Le projet kemaliste est de bâtir une république monolithique, ethniquement et religieusement pure contre les ennemis de l’intérieur (Juifs, Arméniens et Grecs) et qui se substitue au système de “tolérance” (organisation hiérarchique des communautés ethniques et confessionnelles qui pérennise le despotisme du conquérant turc et sunnite) à l’œuvre pendant cinq siècles.

Reflet de cette ambition, le massacre des Arméniens en 1915 est au fondement de la naissance de la Turquie moderne et, depuis 1920, le pays a maté tous les sécessionnismes (Kurdes, Alévis). Kemal et Erdoğan nourrissent le même syndrome d’encerclement et le même irrédentisme qui structurent les relations extérieures du pays.  En se présentant comme un rempart contre le communisme puis contre l’islamisme, la Turquie a pu conforter son régime militaro-césariste au détriment de ses populations et de ses voisins.

 La Turquie a évolué vers un modèle kémalo-islamiste en 1980, autocratique et conservateur au plan politique, et libéral et réformateur en religion. La religion est stimulée car elle est vue comme un rempart contre la Révolution avec l’apparition de couches paupérisées. La vision, partagée avec les États-Unis, est qu’un islamisme modéré et libéral est l’antidote au tiers-mondisme révolutionnaire ou au radicalisme religieux. Erdoğan s’impose face à une Europe démilitarisée avec son modèle de nation musulmane moderne avec l’Oumma contre l’Occident (le contraire de Kemal) ; son approche est désordonnée mais clairement impérialiste comme en témoigne ses actions en Lybie ou au Haut Karabagh.

Points forts

 Le Sabre et le Turban est une lecture indispensable pour qui veut comprendre le rôle joué par la Turquie sur la scène internationale des cent dernières années depuis les conflits contre les Kurdes jusqu’à l’intervention récente au Haut-Karabagh qui sert ses desseins anti-arméniens historiques. Il montre comment le régime a tenté de monnayer son adhésion à l’UE après son annexion de Chypre en 1974 ou le chantage exercé par Erdoğan dans la crise des réfugiés syriens. Il éclaire également sur le rôle central de l’Armée dans la vie politique intérieure et ses effets induits (cinq coups d’État entre 1960 et 2016), sur celui de la Dyanet dans le maintien de l’orthodoxie religieuse à l’intérieur ou le contrôle de la diaspora turque via un réseau de 600 mosquées dans le monde.

 Le livre illustre avec force le continuum entre le kemalisme et le régime d’Erdoğan (“l’erdoganisme a accompli le kemalisme, il ne l’a pas aboli”), les deux régimes utilisant à des degrés divers des leviers de l’Armée et de la Religion en vue d’accomplir leurs visées impérialistes et unitaristes au détriment des nombreuses minorités qui constituent la nation turque.

 Le Sabre et le Turban ouvre également les yeux du lecteur sur le manque de discernement et souvent le cynisme des démocraties occidentales qui ont instrumentalisé la Turquie à de maintes occasions ces cent dernières années (contre le communisme, contre l’islamisme radical).

 Le livre s’achève de façon heureuse sur un appel ferme à la Turquie et à l’Europe. L’auteur reconnaît quelques mérites au régime (État véritable affranchi du colonialisme, “vrai peuple moderne”). Il appelle néanmoins la Turquie à “s’émanciper de l’idéologie politico-religieuse qui l’étouffe”, à le rouvrir aux “peuples, aux cultes et aux cultures enfouis”. Il appelle aussi l’Europe à davantage de réalisme au moyen d’un embargo économique si nécessaire.

Quelques réserves

Cet ouvrage sonne comme un réquisitoire à charge contre la Turquie. Il passe sous silence le développement économique du pays sorti de la pauvreté, la laïcisation de la société malgré la marche arrière conservatrice d’Erdoğan ou l’émancipation des femmes turques.

 De même les avantages d’une zone de stabilité religieuse via le sunnisme d’État dans un monde islamique fragmenté ne sont pas assez explicités à notre avis.

 On regrettera enfin l’absence de développements sur la diversité persistante de l’opinion publique turque ou sur la contestation légale qui se développe dans le pays comme celle qui supporte le séparatisme kurde.

Encore un mot...

Un ouvrage utile pour comprendre la Turquie moderne et son aspiration dangereuse pour ses citoyens et la communauté internationale à former un bloc ethnique et religieux homogène ; et un appel salutaire à une plus grande clairvoyance des européens pour contrer l’impérialisme turc.

Une phrase

 “Dès l’instauration de la République, la modernisation se traduit par l’exclusion. Toute différence est assimilée à une dissidence potentielle. Toute dissidence est assimilée à un acte d’antipatriotisme. Tout antipatriotisme doit être supprimé à la racine... Le même processus qui, hier, était conduit par le régime militaire, progressiste et laïc est reconduit aujourd’hui par le régime islamiste, conservateur et fondamentaliste. Les armes et les massacres ont laissé la place à un appareil systématique d’encadrement politique, administratif, juridique. La répression, elle, se poursuit de manière implacable au nom d’une même Turquie qui se veut toujours plus indivisible” ( p48)

 “La laïcité en Turquie signifie que le fait religieux se soumet au pouvoir étatique.... Ce même sunnisme constitue non seulement un élément mais encore un fondement de la turcité en marche” (p90)

 “Les militaires agissent en pleine impunité. Ils savent qu’ils n’encourent guère le reproche de leurs allié”’ (p.157)

L'auteur

Jean-François Colosimo est éditeur, écrivain, auteur d’une œuvre au long cours sur les métamorphoses contemporaines de Dieu. Il est aussi documentariste et il a signé, en 2019, sur Arte, le film Turquie, nation impossible.

Dans sa bibliographie, mentionnons entre autres :

 Le Jour de la Colère de Dieu, roman, Lattès, 2000.

Dieu est américain : De la théodémocratie aux États-Unis  (essai), Fayard, 2006 ; nouvelle édition, Paris, Éd. du Cerf, 2019.

Le Paradoxe persan : Un carnet iranien (essai), Fayard, 2009, nouvelle édition, Paris, Éd. du Cerf, 2020.

Les hommes en trop : la malédiction des chrétiens d’Orient, Fayard, 2014.

Aveuglements : religions, guerres, civilisations, Éd. du Cerf, 2018 (Prix 2018 des écrivains du sud, catégorie Essais).

Sur Culture Tops, lire également la chronique sur l’ouvrage La religion française

Le clin d'œil d'un libraire

LIBRAIRIE AUGUSTE BLAIZOT. QUAND LE LIVRE DEVIENT UNE ŒUVRE D’ART

Faire du lèche vitrine rue du Faubourg Saint Honoré à Paris  n’est plus  un luxe mais cela reste un privilège surtout lorsqu’on a la chance d’entrer au 164 chez Claude Blaizot dans la librairie éponyme de père en arrière- petit- fils depuis 1870, ou au 178, chez notre ami Jean Izarn qui a repris la fameuse librairie Chrétien ou encore dans la librairie Picard au 128. Blaizot est, on peut le dire, un monument historique, le temple du livre rare, sinon unique, le royaume du livre précieux dans tous les sens du terme. « Chez Blaizot, nous sommes tout autre chose que des commerçants.  Nous sommes des artisans-libraires ». Sous leur enseigne sont réunis depuis des générations tous les métiers du livre d’art : éditeur, typographe, illustrateur, relieur, collectionneur bien sûr et avant tout découvreur.  Les éditions les plus rares sont à découvrir chez Blaizot, uniques sont certains exemplaires anciens, très limités sont les tirages. Mais le prix n’attend pas le nombre des années. Surprenant : un Houellebecq relié tiré sur Velin d’Arches à 120 exemplaires vaut ici 3 000 euros, un Le Clézio plus de 2 000 ! « Notre coup de cœur : Petits et grands verres, écrit et illustré par Laboureur, édité en 1927 (Au Sans Pareil éd. Tirage, 270 ex. !) ». Le prix ? Celui d’un Château Petrus 1947… Que l’on se console : une simple visite vaut le « coup » d’œil : décor Art déco 1920 dans son jus, vitrail du maître verrier Grüber, poème de Pierre Lecuire, « l’architecte du livre », selon Claude Blaizot (« il voit des âmes au plafond… »). Partage d’émotions garanti avec le maître des lieux : «Là où on peut donner le plus de soi, c’est dans l’édition, et le tourment le plus dur du libraire, c’est justement de se séparer d’un ouvrage qu’on a près de soi ».

Librairie Auguste Blaizot, livres précieux : 164, Faubourg St Honoré 75008 PARIS  Tel. 01 43 59 36 58

Texte et interview par Rodolphe de Saint-Hilaire pour la rédaction de Culture-Tops.

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