Sandormokh, le livre noir d’un lieu de mémoire

Archéologie de la terreur : enquête sur les charniers de 1937-38 et le négationnisme des autorités soviétiques. Effrayant et, historiquement indispensable !
De
Irina Flige
Préface, postface et traduction de Nicolas Werth
Les Belles Lettres, 167 p. 21€
Notre recommandation
4/5

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Thème

En 16 mois, d’août 1937 à novembre 1938, à l’issue de procès de façade, le régime soviétique a exécuté près de 800 000 personnes appartenant à des groupes ethniques ou sociaux soupçonnés d’hostilité envers la « Révolution ». Soit près de 50 000 exécutions par mois ; 1 600 par jour ...

Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que les familles des victimes apprirent la vérité sur ces condamnations et les dates d’exécution de leurs proches. En revanche, ils continuèrent d’ignorer les lieux où ceux-ci avaient été fusillés et inhumés.

Sandormokh n’a pas pour objet de retracer ce que l’on a appelé par euphémisme « les grandes purges » staliniennes. Il raconte l’enquête conduite depuis 1989 par un groupe d’historiens rassemblés autour de l’association « Mémorial » pour identifier ces lieux de mémoire. Une enquête qui, comme le découvrira le lecteur au fil des pages, s’apparente à un combat, tant les autorités gouvernementales manquent d’empressement pour nommer les assassins et tentent même parfois de nier la qualité des victimes …

Points forts

150 lieux d’exécution et d’inhumation ont à ce jour été identifiés. Ce chiffre ne représente toutefois qu’une fraction – peut-être un quart, tout au plus un tiers - du nombre total des charniers répartis à travers l’ex-URSS.

Au nombre de ces lieux, figure le petit hameau de Sandormokh situé en Carélie, à l’Est de la Finlande et au Nord de Saint Pétersbourg, où périrent 6 241 personnes, désormais identifiées, enterrées dans 236 fosses mises à jour par l’association « Mémorial » en juillet 1997.

 Le grand intérêt du livre est de mettre en évidence les obstacles dressés par le gouvernement russe pour contrarier ce travail de mémoire ; car s’il consent à reconnaître la réalité des charniers, il se refuse à nommer le crime et à désigner les criminels.

Ainsi, le bas-relief du premier monument édifié par les autorités à la mémoire des victimes se contente de l’inscription : « ne vous tuez pas les uns les autres ! »  Commandement qui pourrait trouver sa place n’importe où dans le monde et n’établit aucun lien avec la grande Terreur de 1937.

 Lors de l’inauguration d’un second monument où, après négociations, l’on devait lire : « ici ont été exécutés, par les bourreaux du NKVD, plus de 6 000 innocents. Frères humains ! Ne nous oubliez pas ! Ne vous tuez pas les uns les autres ! », l’association « Mémorial » a eu la surprise de constater que la mention « par les bourreaux du NKVD » avait disparu.

Depuis 2014, la guerre russo–ukrainienne n’a fait qu’aggraver les choses. Considérant que « les spéculations sur le charnier de Sandormokh portent tort à l’image internationale de la Russie, renforcent dans l’opinion un sentiment de culpabilité injustifié vis-à-vis des soi-disant réprimés et deviennent un facteur de consolidation des forces antigouvernementales en Russie », les autorités ont grand ouvert la porte au négationnisme.

Des « historiens » en service commandé ont prétendu, sans l’ombre d’une preuve, que les restes humains retrouvés à Sandormokh seraient ceux de prisonniers de guerre soviétiques fusillés par les Finlandais. Les médias ont embrayé en  annonçant que « l’on vient de démasquer une formidable falsification historique organisée par « Mémorial » depuis 1997 ». En un mot, le gouvernement russe tente la même opération que celle conduite en 1945, lorsqu’il avait voulu faire porter sur l’Allemagne la responsabilité des massacres de Katyn ...

Devant l’évidence (les fouilles ont montré la présence de femmes, de vêtements exclusivement civils, de balles utilisées par les agents du NKVD et l’absence de pièces de monnaie postérieures à 1937), ces historiens ont été contraints de faire marche arrière. Il n’empêche. « Qui au juste a été fusillé et par qui ? La réponse à cette question reste ouverte ... », telle est désormais la position de la très « officielle » société d’histoire militaire de Russie … Avec cette formule habile, le doute est instillé.

Pis : Iouri Dmitriev, l’un des principaux historiens de l’association « Mémorial » travaillant sur le site de Sandormokh a été arrêté le 13 décembre 2016 pour de prétendus actes de pédophilie dont Nicolas Werth expose en postface l’inanité. Il n’en a pas moins été condamné le 29 septembre 2020 à 13 ans de réclusion criminelle dans une colonie pénitentiaire à régime sévère. « Étant donné l’âge (65 ans) et l’état de santé dégradé de Iouri Dmitriev à la suite de quatre années d’incarcération, écrit Nicolas Werth, cette condamnation vaut arrêt de mort pour ce militant exemplaire des droits de l’homme, ce chercheur d’exception qui a consacré toute sa vie à sauver de l’oubli des dizaines de milliers de victimes du régime stalinien. Nous continuons le combat pour la libération du prisonnier politique Iouri Dmitriev ! »

Quelques réserves

Cet essai ne se lit pas comme un roman … Ou, plus exactement, il se lit comme un roman russe … Avec les mêmes difficultés que celles ressenties à la lecture d’un livre de Tolstoï … Aucun des protagonistes n’ayant la bonne idée de se nommer François Martin, on a parfois quelque peine à repérer dans le cours du récit les trajectoires de Rada Mikhaïlovna Poloz,  Mikhaïl Nokolaievicth Poloz, Vassilii Iakovlevitch Kassatkine, ou bien encore Ivan Ivanovitch Avtoktatov-Didoukine …

Encore un mot...

Un livre nécessaire, un livre de combat.

Une phrase

 « Le 1er juillet, nous débutons les fouilles. Comme promis, le commandant de la garnison locale a mis à notre disposition une escouade de jeunes soldats. Nous commençons nos sondages dans la carrière de sable. Les soldats creusent, à différents endroits, des trous d’environ 70 à 80 cm de profondeur. Au bout de quelques heures, nous sommes toujours bredouilles. C’est alors que Iouri Dmitriev surgit du massif forestier entourant la carrière. Depuis le début des fouilles, il s’était enfoncé dans les bois, accompagné de son chien. Et il nous annonce : « j’ai trouvé ! »

À 500 m environ nord de la carrière, dans une forêt de sapins, il a remarqué au sol plusieurs carrés d’environ 4 m par quatre, présentant une légère dénivellation de l’ordre de 10 à 30 cm. Nous nous mettons à creuser dans cette terre meuble et découvrons rapidement les premiers ossements humains. Nous téléphonons au parquet afin qu’il dépêche sur les lieux ses représentants. Après l’arrivée du procureur, nous procédons avec son accord à l’exhumation de plusieurs crânes sur lesquels on observe clairement des orifices marquant l’entrée et la sortie d’une balle. Nous rédigeons sur-le-champ un protocole dans lequel nous déclarons « avoir découvert des restes de personnes fusillées dans ce qui apparaît comme des fosses communes sur une superficie de grande ampleur », et demandons l’ouverture d’une enquête judiciaire qui pourra éclairer les circonstances de ce massacre de masse.

La réaction du procureur est déconcertante : il déclare qu’il ne s’agit pas d’un massacre de masse, mais d’un massacre « où le nombre de victimes apparaît pluriel » (sic). Lorsque nous lui expliquons que les traces repérées dans le massif forestier indiquent un nombre important de fosses, il nous répond : « ceci reste à démontrer. » …

L'auteur

Irina Flige, née en 1960 à Saint-Pétersbourg, est une historienne et géographe russe.

Elle est l’une des dirigeantes de l’association « Mémorial » qui œuvre à la reconnaissance des crimes commis sous la dictature stalinienne.

Nicolas Werth, né en 1950, est un historien spécialiste de l’histoire de l’Union soviétique. Il est directeur de recherche à l’Institut d'histoire du temps présent (IHTP) et auteur de multiples ouvrages, le dernier en date étant Les Grandes famines soviétiques, publié au PUF en 2020.

Le clin d'œil d'un libraire

LIBRAIRIE SAINT PAUL. A PARIS.

« On sait maintenant à quel saint se vouer »

A condition d’avoir la passion des livres. Et cette passion, les six libraires de la librairie Saint Paul, sise rue de Châteaudun, à mi-chemin entre l’Eglise de la Trinité et celle de Notre Dame de Lorette, l’ont chevillée au corps. Son directeur Christophe Aveline, tout laïc qu’il est, se consacre corps et âme à la propagation de la spiritualité chrétienne et catholique mais aussi de toute croyancequi élève l’esprit, toutes religions confondues. C’est en 1936 qu’un ordre religieux italien, les Pauliniens, crée en France la première librairie à l’enseigne de Saint Paul (c’était rue Dufour). Il en reste deux en France, les librairies Saint Paul ayant surtout essaimé au Québec.« Notre librairie appartient toujours à cette congrégation dont la vocation est donc l’évangélisation par le livre. Mais nous marchons sur nos deux jambes avec 60% de nos ventes réalisées avec des ouvrages spirituels et 40% en littérature générale » résume Christophe Aveline «Nous sommes ouverts sur le monde, nous portons le regard chrétien sur le monde. »

« Nous recommandons évidemment des romans porteurs de certaines valeurs morales et humanistes :

Par exemple Pierre Adrian, avec « les Ames simples », mais aussi « Ames brisées » chez Gallimard, écrit en français par un jeune japonais et aussi « Bach, maître spirituel » une autre manière d’écouter la musique par le pasteur Alain Joly ou encore Brahms par Olivier Bellamy(« L’automne avec Brahms ») connu pour ses émissions sur Radio classique, qui vient souvent tendre l’oreille dans ce lieu un peu sacré ! La peinture n’est pas oubliée : le philosophe Michaël de Saint Chéron présentait ici il y a un mois son « Soulage, d’une rive à l’autre ».

Les libraires de Saint Paul, comme l’horloger, ont ce rare talent de faire des « ponts » entre les arts, la lecture… et la passion.C’est la foi, « l’espérance » qui a sauvé la librairie Saint Paul pendant la très rude période de fermeture et le premier confinement, affirme son directeur. Les colloques, les conférences, les rendez- vous cultuels et culturels, les fameux 19-20 mensuels de la librairie Saint Paul ont été mis entre parenthèses au grand dam de ses fidèles pendant 2 mois. Heureusement, chaque jour, Aveline publiait sur son site ses réflexions, impressions, critiques pour maintenir la flamme. Bref, ce fut un rare et minuscule moment de grâce que votre serviteur a eu la chance de passer le jour de la Saint Valentin, à l’écoute de Christophe Aveline avec, pour finir, ce petit clin d’oeil que nous devons à Christiane Rancé, habituée des lieux qui vient de publier « Le dictionnaire amoureux des saints.»

LIBRAIRIE SAINT PAUL. 28 rue de Châteaudun 75009 PARIS Tel01 45 48 33 00

Texte et interview réalisés par Rodolphe de Saint-Hilaire pour la rédaction de Culture-Tops.

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