Un monde sans rivage

Un remarquable récit métaphorique sur la folie des aventures polaires et leurs témoignages photographiques
De
Hélène Gaudy
Éd. Actes Sud
306 pages + annexes
21 €
Notre recommandation
4/5

Infos & réservation

Thème

1930, une île d'un archipel perdu très au nord de la Norvège. Emergent de la glace fondue des restes humains et des vestiges, identifiés comme ceux des membres d'une expédition en ballon au dessus du pôle Nord, partie et disparue 33 ans plus tôt. D'eux, pour comprendre le drame, il ne reste presque rien. Sauf, non développées, des pellicules photos et le carnet du chef de l'expédition. Ce sont, sur ces bases ténues et quelques sources historiques authentiques, qu'Hélène Gaudy tente de remonter le temps pour décrire leur histoire, de l'enthousiasme des préparatifs à la chute du ballon sur la banquise dérivante, leur errance pour retrouver une terre ferme et si possible habitée.

Le carnet scande les jours et les découvertes dans un entrain et un optimisme curieux, jusqu'à ce que la nuit polaire emporte les forces des aventuriers. Ce livre ouvre aussi de nombreuses portes sur les grandes explorations de la charnière des XIX  et XX èmes siècles, qui eurent pour théâtre la conquête de l'air et des pôles, et pour témoin la photographie.

Points forts

1. Un thème intéressant sur le voyage au bout de soi et la conviction d'accomplir, au risque de sa vie, un destin utile à la compréhension du monde.

2. Un livre remarquablement écrit, qui laisse place à des descriptions qui mêlent réalité et interprétations poétiques, lecture des paysages et approche des personnages.

3. Une réflexion, en toile de fond, sur la volonté de laisser une trace, sur l'image qui témoigne et prend parti, sur ces premiers regards de la photographie d'aventure imprégnés des représentations et des stéréotypes de leur époque.

4. L'évocation de nombreux destins d'explorateurs ou d'aéronautes, "d'autres tentatives d'élargir le monde", dont Hélène Gaudy appelle le souvenir pour décoder les images de cette expédition perdue et approcher les sentiments vécus par ses protagonistes. Norvégiens, Suédois, marins revenus du bout de leurs forces, ils s'appelaient Nansen ou Shackleton, aéronautes, morts sur la banquise, Andrée, Fraenkel et Strindberg.

Quelques réserves

Revenons sur Terre : personnellement, je ne suis pas fan du format très rectangulaire du livre (11X22), qui oblige le lecteur à se battre contre les pages pour les garder ouvertes. Mais franchement, je ne vois aucun autre point faible à ce roman complètement hors norme.

Encore un mot...

Ce récit d'aventure, qui n'est pas tout à fait un roman, est une très belle découverte. Pour le sujet comme pour l'écriture si particulièrement évocatrice d'Hélène Gaudy. Il est le fruit de sa sensibilité de romancière, mais aussi de recherches historiques poussées, aux sources de cette aventure et des chercheurs qui ont tenté d'en décoder la mémoire. Il n'est pas excessif de rapprocher l'exercice romanesque du révélateur du papier photographique, tant la narration, sa progression et ses appuis se fondent dans le matériau photographique, seul rescapé lisible de cette aventure. Hélène Gaudy le sait imprégné de la sensibilité de ses auteurs, acharnés à laisser une trace éloquente et sublimée de leur aventure, avant d'accepter le risque de disparaître et tomber dans l'oubli.

Ce récit, habillé autant d'humanité que de poésie, que de glace et de vide, avec la photographie pour filigrane, est excellent. Voyage au plus profond de l'extrême, de l'esprit de ces premiers explorateurs qui avaient pour bagages un appétit de découvertes et de partages, une force de vie hors du commun, un espoir de gloire, une folie qu'il est difficile d'imaginer aujourd'hui.

Une phrase

"C'est l'une des premières photographies aux rayons X en Suède. C'est une main d'homme aux doigts écartés, une vanité d'abord insoupçonnable. C'est la preuve que la photographie ne montre pas seulement la surface des choses, qu'elle est capable de capter ce que l'œil ne peut pas voir : les traces  du temps comme l'intérieur du corps, tout ce qui va mourir, tout ce qui est vivant." P 206

"… il s'éloigne et le monde n'a plus de contour, plus de direction, de route ou de chemin, il devient cette chose sans limite dont il ne perçoit même plus le blanc, cette couleur n'existe pas, non, sous ses yeux baissés par la lumière, il n'y a que des teintes qui s'affrontent ou se mêlent, menthe des eaux lentes, glace brune impossible à briser, jaune argile en surface, marine des profondeurs, soleil orange, ou ce bleu rabattu, d'ardoise claire et laiteuse, ou tout se reflète et se mêle - la mer, la glace, la ligne d'horizon et l'étendue du ciel." P 225

L'auteur

Hélène Gaudy écrit son premier roman en 2006, qui lui vaut de figurer dans la seconde sélection du Prix Médicis. Membre du collectif "Incultes" (repris par Actes Sud), elle participe à Zones blanches, collectif et récit d'explorations paru en 2018. Très engagée dans la création culturelle, elle anime notamment des ateliers d'écriture.

Le critique littéraire Dominique Aussenac dit d'elle : "Ausculter des lieux, réels ou imaginaires. Faire entendre des voix. Évoquer le rapport fantomatique qu'entretiennent les vivants et les morts, les images et les mots, constitue le singulier projet littéraire d'Hélène Gaudy ». Elle a écrit plusieurs romans et participé à des ouvrages collectifs (dont un sur Proust dont on peut se demander s'il n'a pas imprégné son style fait de longues évocations), des ouvrages pour la jeunesse et des livres d'art, dont un sur Matisse et un sur Picasso.

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