
Avant Gonz
Parution le 12 septembre 2025
15 Euros
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Thème
Alain Gerber, qui fit naguère les beaux jours de la revue Jazz Magazine, avant qu’il ne devienne un écrivain à part entière au tournant des années 70, n’a pas délaissé pour autant la critique de jazz et vient encore de publier ces derniers mois, coup sur coup, deux livres sur son instrument de prédilection, la batterie. On dit qu’il en joue chaque jour dans son cabanon de Toulon.
Il a écrit, il n’y a pas si longtemps, un Petit dictionnaire incomplet des incompris. C’est-à-dire des musiciens de jazz méconnus et, en quelque sorte, frappés de malédiction. Je ne suis pas sûr que le taciturne Jerry Bergonzi eût pu trouver sa place dans son livre. Contrairement à celui des incompris, son art n’est nullement sujet à polémique ou malentendus et le nombre de ses détracteurs est insignifiant. Il ferait plutôt partie des musicians’s musician, comme disent les anglo-saxons. Cela veut dire qu’il force le respect de ses collègues, mais que son art est trop subtil pour jamais accéder à la reconnaissance qu’il mériterait auprès du grand public, et moins encore à la gloire, fût-elle éphémère.
Jerry Bergonzi, dont l’instrument de prédilection est le saxophone ténor, est pourtant le digne successeur d’une longue lignée qui va de John Coltrane et Sonny Rollins, jusqu’à Joe Henderson et Wayne Shorter. De sa génération, seul George Garzone est capable de rivaliser avec lui et son art fut applaudi par le regretté Michael Brecker, son cadet de deux ans qui, lui, accéda très tôt à la célébrité. Je l’ai entendu à La grande parade du jazz de Nice en 1978 codirigeant, avec son frère trompettiste, un groupe de Jazz-Rock.
Points forts
Jerry vient de publier un nouvel opus en quintet où il joue non seulement du ténor mais aussi du saxophone soprano et de la clarinette basse.
Il est l’une des figures vivantes d'une certaine tradition du saxophone. Il a enregistré un nombre considérable d’albums sous son nom. Il est capable de tout jouer sur son instrument tant sa vélocité et, d’une manière générale, sa maîtrise technique sont époustouflantes. Mais il a parfois tendance à s’enfermer dans des schémas qui, pour attester de sa déférence à l’égard du passé jazzistique, le privent parfois du “Souffle de l’esprit” (Hegel) qui lui donnerait plus facilement accès aux clés du futur.
Il faut parfois qu’il soit poussé dans ses derniers retranchements par certains de ses partenaires pour qu’il donne sa pleine mesure et qu’il renoue pour de bon avec une approche aventureuse du jazz qui, chez lui, ne demande pourtant qu’à s’épanouir.
C’est le cas avec cet Avant Gonz qui, utilisant curieusement un préfixe français accolé au surnom dont s’affuble plus souvent qu’à son tour le saxophoniste, reste un titre mystérieux pour nous.
L’esthétique qui y prévaut est celle de “l’éclatement”. Comme si Bergonzi et ses acolytes prenaient un malin plaisir à multiplier les esquisses sonores et à brouiller les pistes, sans en privilégier aucune, montrant en passant l’étendue de leur connaissance sur l’état des lieux du jazz actuel outre-Atlantique.
Qu’on en juge plutôt :
Entrée paradoxale (Sooner and Later) avec Bergonzy à la clarinette basse répétant un ostinato avec une trompette murmurante en fond sonore.
Le deuxième morceau (Odds) se signale, au contraire, par un art consommé du contrepoint entre le saxophone ténor et la trompette, cette fois au premier plan. Et une rythmique jouant le tempo mais adoptant de manière systématique le stop and go, cher aux macroéconomistes.
Avec Neanderthal Man, on a affaire à un long solo de la batterie tout en finesse sur la caisse claire dont le tempo demeure implicite et est à peine perturbé par l’intervention des souffleurs.
More and Less est construit comme une suite fuguée, on dirait aujourd’hui une course-poursuite, entre la trompette et le saxophone ténor.
Waiting As Fast As you Can repose sur une note tenue à l’archet par le contrebassiste avant qu’il ne soit réduit au silence et laisse libre cours aux improvisations du soprano et de la trompette faiblement soutenus par le piano et une batterie hors tempo.
Return to Away organise un dialogue de Bergonzy avec lui-même, les harmoniques bruitistes du ténor servant de soubassement aux spirales du soprano.
Retour au quintet avec Spirit Animals et un Bergonzy aux accents rollinsiens en dialogue soutenu avec le trompettiste.
Dans Gashtingoff, de brefs solos de chaque instrumentiste se succèdent sur tempo lent avant un final qui les réunit tous.
Like bugs to a light est un duo batterie-saxophone ténor qui fait penser à ceux, désormais historiques, de Coltrane et Rashied Ali.
For Now se présente comme un chant choral nullement métaphorique puisque les musiciens, abandonnant provisoirement leur instrument, y vocalisent comme des moines à Complies.
Sur Yuron Yurown et Getting Along, le trompettiste ne peut compter, dans son patient travail sur la matière sonore, que sur le seul soutien de la contrebasse.
Cause and effect fait penser un long lamento en notes tenues par les souffleurs. Le son de Bergonzi y est déchirant.
Whereabouts, pris sur tempo extrêmement rapide, donne une idée de la virtuosité dont sont capables ces musiciens, avant l’accalmie finale.
Purpose et Soothsayer sont fondés sur la répétition de motifs simples à la trompette qui semblent constituer le seul point fixe pour l’auditeur et les autres instrumentistes.
Cette brève description de la structure des morceaux, qui pourrait fonctionner comme un aide-mémoire pour l’auditeur, montre à quel point l'équipe de Bergonzi a à cœur d’explorer toutes les voies.
Chaque morceau semble correspondre à un concept, c’est-à-dire une “possibilité” (Hegel encore), même si le titre de chaque morceau mériterait d’être décrypté.
Quelques réserves
Je me demande bien pourquoi, mais ne le répétez pas, Jerry Bergonzi a éprouvé le besoin de solliciter le soprano et la clarinette basse, alors qu’il est souverain au ténor.
Encore un mot...
Nous ne serions pas complets et sans doute injustes si nous ne disions un mot, justement, de la petite troupe qui entoure le maître du saxophone ténor. Phil Grenadier fait partie d’une fratrie de trois dont chacun a repris le flambeau paternel, mais lui seul a choisi de succéder à son père à la trompette. Phil est réputé pour son articulation parfaite et un son flamboyant. Le pianiste danois Carl Winther est plein de promesses. Le jeune contrebassiste finlandais (1986) Johnny Aman a déjà tourné avec les plus grands. Grâce lui soit rendue. Le batteur danois Anders Mogensen me fait un peu penser à notre Franck Agulhon national, pour la subtilité du jeu et la passion de l’enseignement.
L'auteur
Tony Bergonzi fut frappé à jamais par un concert de John Coltrane à l’âge de treize ans alors qu’il avait choisi un an plus tôt le ténor. Dès 1972, à New-York, il joue avec le gratin : le trompettiste Tom Harrell, Bill Evans, Gerry Mulligan.
Jusqu’en 1990, sa réputation reste confidentielle, malgré certains disques sous son nom qu’on se passe sous le manteau. Daniel Humair l’invite en France, dans son trio au sein duquel il se produit (Texier ou Jenny-Clark à la basse). Ils enregistrent ensemble à Paris Edges en 1991 en quartet avec Miroslav Vitous à la basse et lui sous son nom.
Sa discographie abondante en tant que leader mérite une investigation approfondie.
Il enseigne de nombreuses années à Boston.
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