Stand Up
Parution le 17 octobre
15 Euros
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Thème
Il y a un peu plus d’un an était publié Heart du saxophoniste Jérôme Sabbagh qui avait, à cette occasion, accompli le voyage transatlantique et que nous avions chroniqué dans ses colonnes. Aujourd’hui paraît Stand Up et je procéderai autrement puisque j’ai pu m’entretenir au préalable avec Jérôme, que je remercie au passage d’avoir bien voulu se prêter au jeu des questions-réponses, pour mieux comprendre ses intentions et l’originalité de son propos dans ce dernier opus.
Les deux albums qui le précèdent célébraient la rencontre de Jérôme avec deux grands maîtres de l’histoire du jazz : le batteur Al Foster qui vient malheureusement de nous quitter et fut le compagnon de Miles Davis pendant plus de douze années et le pianiste Kenny Barron qui accompagnait Stan Getz lors d’un passage mémorable à Paris. Le jeune Jérôme Sabbagh, alors adolescent, était dans l’assistance et ce fut pour lui le choc salutaire qui détermina son destin.
Avec Stand Up, Jérôme a fait le choix de revenir au quartet de ses débuts, qui existe depuis 2004 et avec lequel il a enregistré précédemment trois albums. Ce groupe comporte deux musiciens avec lesquels il collabore depuis de nombreuses années, le guitariste Ben Monder et le bassiste Joe Martin. Quant à Nasheet Waits, s’il vient de rejoindre depuis peu le groupe de Jérôme, il s’y est tellement investi qu’on espère qu’il inaugure là une histoire commune qui sera longue.
L’album, contrairement aux précédents, qui faisaient la part belle aux standards, est uniquement composé de morceaux dont Jérôme est l’auteur et dans lesquels il déploie une large palette qui renvoie à des genres musicaux bien différents et à des univers culturels contrastés : Bossa Nova pour High Falls, Rock industriel avant-gardiste pour Mosh Pit, Pop Songs pour Break Song, Blues et Country pour Lone Jack, valse à trois temps, sur le modèle de celle enregistrée au milieu des années cinquante par Sonny Rollins, Max Roach et Clifford “Brownie” Brown (Valse Hot), dans Michelle’s Song.
Jérôme Sabbagh est un musicien éclectique. Dans ma précédente chronique, je disais de lui qu’il était ubiquiste au sens où il est capable d’habiter plusieurs univers musicaux différents en même temps. Dans mon esprit, l’éclectisme, qui désigne aussi une école de philosophie bien connue, est une qualité. Au-delà de la diversité des approches qu’elle permet, elle confirme, s’il en était besoin, que le jazz s’est toujours nourri de l’hybridation. Il est comme les grands empires, son destin s’est toujours joué aux frontières.
Points forts
La réussite de cet album repose sur la qualité des musiciens qui entourent Jérôme Sabbagh.
Ben Monder qui développe un univers à part dans ses propres productions, jusqu’à une forme d’avant autisme musical, prend également plaisir à jouer le rôle humble de sideman. Il n’aime rien tant qu’apporter un soutien constant au soliste et adore jouer une musique faussement simple dans laquelle il déploie, avec une grande aisance, toutes ses qualités d’instrumentiste. Je n’hésite pas à dire qu’il est, sans conteste, l’un des meilleurs guitaristes d’Outre-Atlantique, capable de tout jouer. De ce côté de l’océan, il n’est guère que l’immense Marc Ducret pour lui être comparé. Je serais d’ailleurs curieux de savoir ce qu’ils pensent l’un de l’autre.
Joe Martin est l’accompagnateur idéal, le pivot de l’orchestre, dont la souple déambulation quadrille l’espace sonore.
Nasheet Waits, le nouveau venu, le fils de Freddie Waits, membre fondateur de M’Boom le groupe de percussionnistes de Max Roach que j’ai vu à Châteauvallon au début des années soixante-dix. C’est dire qu’il était à bonne école. Il intègre à son jeu l’héritage des grands maîtres qui l’ont précédé : Max Roach donc, mais aussi Roy Haynes ou Joe Chambers pour les crépitements de caisse claire et la légèreté du jeu, mais aussi Elvin Jones pour le drive enveloppant.
Il se pose en véritable gardien de la tradition batteristique. Il n’est certes pas le seul de son espèce et on pourrait citer Bill Stewart, Kenny Washington, Gregory Hutchinson, Bill Eskine, Gerald Cleaver, Joey Baron ou Jhonattan Blake. La liste non exhaustive de ses rivaux est longue, comme on le voit. Et je dois dire que l’Europe peine à aligner des batteurs de ce calibre en nombre suffisant. C’est vraiment l’essence d’un certain jazz qui est en cause ici, avec des batteurs qui assument toutes les fonctions qu’on attend d’eux : tempo infaillible, sens du drive, complexité du jeu, technique irréprochable, sens des couleurs sonores. Nasheet possède toutes ces qualités au plus haut point.
Quant à Jérôme, c’est un grand mélodiste. Un autre musicien français expatrié à New-York, qui n’est certes pas tout à fait l’Amérique, m’a dit un jour que Jérôme était un grand styliste. Rien n’est plus vrai et, dans son cas, style rime avec mélodie. Il y a autre chose sur laquelle Jérôme est imbattable, c’est la qualité de son. Il tient cela de son maître, le lunatique Stan Getz. Avec lui donc, se conjuguent à la perfection : style, mélodie et qualité du son.
Comme il me l’a expliqué un jour, il est des saxophonistes ténor qui ont une approche harmonique, cela veut dire qu’ils construisent leur ligne mélodique en ayant en tête la progression en accords qu’ils enrichissent de leur contribution en tant que soliste, faisant parfois basculer les morceaux dans la polytonalité, voire la tentation de l’atonalité. L’exemple type de cette manière est le saxophoniste, unanimement respecté par ses pairs, Mark Turner et que Jérôme s’apprête d’ailleurs à enregistrer sur son propre label. Alors que l’unique préoccupation de Jerôme est la mélodie et la profondeur du chant.
L’allusion au label de Jérôme nous donne l’occasion de décrire les conditions dans lesquelles s’est déroulé l’enregistrement. On ne peut être plus proche du live, avec souvent la première prise qui est la bonne et des musiciens qui jouent dans le même espace et non pas confinés dans des cabines séparées avec un casque sur les oreilles. Cela n’a l’air de rien, mais en jazz où l’interplay est essentiel, on s’écoute beaucoup mutuellement, mais on a besoin aussi de se regarder et de voir ce que fait l’autre !
Avec un enregistrement analogique et un mixage en direct, le label de Jérôme sur lequel il s’autoproduit, renoue avec l’école d’enregistrement des années soixante des labels historiques Contemporary Records, Blue Note ou Verve.
Quelques réserves
Un très beau disque où se déploie une musique exigeante et en même temps aisée d’accès. Sans l’ombre d’un doute, pas la moindre réserve.
Encore un mot...
Si nous devions ne retenir qu’un seul titre de cette œuvre qui forme un tout, exercice purement cornélien il faut bien le dire, ce serait Mosh Pit. Contrairement aux autres morceaux, qui reposent tous sur une tonalité, il s’agit d’une mélodie jouée à l’unisson par le saxophone et la guitare et sur laquelle les musiciens improvisent librement. A la suite de la première et unique prise, l’unanimité se fit entre les musiciens pour reconnaître que le souffle de la musique était passé. Guitare et saxophone jouent de concert deux lignes mélodiques indépendantes avec des entrelacs, entrechocs, et interférences multiples. Les deux solistes sortent de leurs gonds avec un saxophoniste engagé et échevelé dont le jeu tranche avec la placidité marmoréenne qu’il adopte dans nombre de ballades, souvent sublimes au demeurant (Vanguard, Unbowed) et un guitariste soudain très proche de ses propres productions les plus audacieuses, avec un jeu saturé d’échos et de stridences sonores.
L’excellent Nasheet comprend que l’heure est à l’urgence et n’hésite pas à déployer un jeu partiellement hors tempo qui fait penser au grand Elvin s’affairant aux côtés de John Coltrane. Excusez du peu !
Une phrase
Avant de parfaire ses études musicales au Berklee College of Music de Boston et de s’installer définitivement aux Etats-Unis, Jérôme Sabbagh eut pour maîtres, de ce côté-ci de l’Atlantique, Philippe Chagne, Eric Barret et Jean-Louis Chautemps.
Quand on sait qu’il reçut, aux Etats Unis, les leçons de Dave Liebman, que le contrebassiste Jean-Paul Céléa présente comme l’érudit du jazz, et George Garzone, l’éminence grise du ténor, le musician’s musician par excellence, on se dit qu’il aurait pu tomber plus mal.
Jérôme poursuit désormais avec confiance sa carrière de leader. Il signe avec Stand Up son douzième album sous son nom.
Il développe parallèlement son activité de producteur avec la création récente de sa propre maison de disques. Il est aussi programmateur dans un club de Brooklyn, le Bar Bayeux. Curieux nom d’origine française, vous en conviendrez.
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