India
Parution le 25 septembre 2025
12, 99 Euros
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Thème
A début de son concert au 19PaulFort où il présentait en première mondiale son dernier opus, le clarinettiste, compositeur et chef d’orchestre Louis Sclavis tint des propos, désabusés en apparence et paradoxaux à coup sûr, sur le titre qu’il avait choisi : « India, comme Chine, mon premier album en tant que leader, parce qu’il y a une photo d’Indiens sur la couverture comme il y avait des Chinois sur celle de l’album paru il y a plus de trente-cinq ans ». Comprenne qui pourra. Ceux qui prennent à la lettre les propos de Sclavis sur les fanfares et la musique des rues et voudraient y voir des références explicites à la musique traditionnelle indienne, en seront pour leur frais.
Comme toujours chez Sclavis, ce dont il est question c’est moins la volonté de poser un regard ethnologique sur d’autres cultures musicales qu’un cosmopolitisme rêvé, un lien parfois ténu avec des lieux de culture imaginaires : hier la Chine ou le Japon, aujourd’hui l’Inde. Louis Sclavis considère qu’il existe un malentendu à propos de la relation qu’entretiendrait un certain jazz avec les musiques venues d’ailleurs. Lui, qui a joué à plusieurs reprises au cours de sa carrière, avec des musiciens traditionnels, a dû constater leur peu d’intérêt pour la musique que lui-même jouait. Dans le prétendu dialogue interculturel, il a été amené à se rendre à une certaine évidence : ce sont toujours les musiciens de jazz qui font le premier pas.
Dans les voyages mentaux qui sont à l’origine de ses créations, Louis Sclavis considère que le seul lieu réel qui soit, c’est l’orchestre qu’il forme et les musiciens avec lesquels il travaille à un moment donné. Et s’ils voyagent tous ensemble, jusqu’à jeter des ponts, atteindre certaines frontières, c’est avec leur maison commune sur le dos.
Pour chaque nouveau projet, le processus créatif mis en œuvre est toujours le même. Louis Sclavis imagine sa nouvelle œuvre en fonction de l’instrumentation et de la personnalité de chaque musicien. Il lui faut en général une quinzaine de jours pour brosser une première esquisse.
Pour mettre en scène ses nouvelles compositions, il éprouve alors le besoin de confronter ses premières idées avec ses musiciens qu’il réunit en répétitions au cours desquelles il les invite à réfléchir avec lui à la dramaturgie de chaque morceau. Deux ou trois répétitions de ce type, entrecoupées d’un travail de mise au point et d’approfondissement solitaires, sont nécessaires pour aboutir à un résultat que Sclavis considère comme satisfaisant.
Au terme de ce processus de maturation où l’interaction, la recherche à plusieurs jouent un rôle déterminant, chaque morceau peut être considéré comme fixé dans ses grandes lignes : les principales articulations ont été mises au point, l’alternance entre parties composées et séquences improvisées a été arrêtée, et chaque musicien connaît le moment et les modalités de son intervention.
Le groupe peut alors affronter l’épreuve du public. Les dix premiers concerts sont essentiels pour le rodage du projet et il n’est pas rare qu’il évolue encore à la suite de certaines discussions entre les musiciens après le concert. Après cette dernière phase, les musiciens sont fin prêts pour franchir la porte du studio. La vie du projet n’est pas pour autant parvenue à son terme et donnera lieu à de nombreuses autres présentations en public.
Points forts
Le groupe réuni ici par Louis Sclavis, à l’exception du trompettiste Olivier Laisney qui l’a rejoint récemment, compte désormais plus de dix ans d’existence. Avant India, il a enregistré deux albums Loin des terres et Characters on a Wall. Les cinq musiciens partagent une même vision de la musique ce qui confère une grande cohésion à l’ensemble. Les compositions, toutes écrites de la plume de Louis Sclavis à l’exception de Short Train signé Dominique Pifarély, sont d’inspiration modale, sans doute par référence à une Inde plus rêvée que réelle, comme on l’a vu. Les parties improvisées, en revanche, s’affranchissent de ce cadre pour adopter une approche franchement atonale qui laisse une grande liberté aux solistes mais, en contrepartie, exige d’eux un sens de l’écoute mutuelle.
Alternent des thèmes aux motifs entêtants, des ostinatos incantatoires, souvent joués à l’unisson et avec ferveur, qui invitent à la danse et à la farandole, et des improvisations apparemment libres et déstructurées.
Louis Sclavis a toujours su s’entourer de musiciens de grand talent dont chacun doit avoir le sentiment, une fois l’œuvre accomplie, d’y avoir pris une part active. Il a dit une fois que s’il devait réunir au sein d’un même orchestre tous les musiciens qu’il apprécie avec lesquels il a joué, c’est un Big band de cent-trente musiciens auquel il aurait affaire. Ceux avec lesquels il joue aujourd’hui ont parfois plusieurs décennies de moins que lui et apportent avec eux des références musicales différentes des siennes. Il les accueille, comme il l’a toujours fait, avec une grande ouverture d’esprit et entreprend de composer une œuvre qui les intègrent toutes dans une généreuse synthèse.
Le trompettiste Olivier Laisney, le nouveau venu, apporte une couleur sonore permettant de restituer ces échos saturés de fanfares et de musiques de rue que le leader avait en tête. De fait, sa sonorité d’une chaleureuse incandescence fait merveille.
Avec le pianiste Benjamin Moussay, Louis Sclavis peut compter sur un partenaire qui, par sa science harmonique sans faille, est capable de lui apporter un équilibre et une sérénité qui font beaucoup pour renforcer, dans les parties improvisées, le charme et l’élégance des compositions du maître.
Sarah Murcia possède au plus haut point toutes les qualités qu’un leader comme Louis Sclavis attend d’une contrebassiste : sens du drive et tempo impeccable, notes longuement tenues qui défient le silence, improvisations habitées qui forcent l’attention.
Christophe Lavergne, qui mêle aux sons traditionnels de la batterie des timbres venus d’ailleurs, allie avec bonheur énergie et délicatesse.
Quant à Louis Sclavis, il s’exprime principalement sur son instrument de prédilection, dont il prédit qu’il en jouera tant que ses forces le lui permettront, la fameuse clarinette basse. Son organologie, pour employer un mot savant qui m’a été soufflé par mon ami le trompettiste Alain Brunet, lui permet de développer un discours unique dont nul autre instrument, pas même la clarinette en si bémol, qu’il sollicite de temps à autre, ne lui offrirait les mêmes possibilités d’expression.
Quelques réserves
J’ai beau chercher, je n’en vois aucune.
Encore un mot...
Pour terminer le concert au 19PaulFort et clore l’album, Louis Sclavis a choisi de jouer un morceau qui, selon ses propres termes, pourrait faire penser à certaines compositions de Charles Mingus. Montée K2 se présente comme une sorte de blues en douze mesures qui fournit aux musiciens, une fois n’est pas coutume, une grille harmonique à leurs improvisations. C’est un peu comme un symbole : par-delà les rêves d’indianité, le lien avec un certain héritage jazzistique n’est jamais rompu.
Une phrase
Louis Sclavis est une figure incontournable de la scène musicale européenne. Mais sa réputation va bien au-delà des frontières du vieux continent, jusqu’au Japon où des admiratrices ont longtemps tenu un site qui lui est consacré.
Commençant sa carrière au sein du Free Jazz Workshop de Lyon, il est enrôlé dans les différents Units de Michel Portal, avant de diriger ses propres formations où il a souvent recours à des instrumentations peu communes : trios ou quartets à corde, trios africains avec Texier et Romano, orchestres de chambre, duo avec piano, grands ensembles.
Quel que soit le contexte, Louis Sclavis ne cesse de multiplier nouveaux projets et expérimentations de toutes sortes, comme s’il ne reconnaissait aucune limite à sa capacité de création.
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