Les sables de l’Empereur

Une superbe épopée qui a les accents d’un docteur Jivago...africain
De
Mia Couto, traduction de Elisabeth Monteiro Rodrigues
Ed. Metaillé, Ed. française janvier 2020, Ed. Originales en portugais Mozambique 2015, 2016, 2017,
662 p,
25 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

Mozambique, fin du 19ème siècle. Mozambique ? Oui, cette grande terre africaine face à Madagascar, qui jouxte ce qui s’appelle encore la République Sud-africaine. Le Portugal y a pour irrespectueux « vassal » le roi Ngungunhayne qui règne sur une alliance de peuples et de territoires. Sa volonté d’indépendance irrite l’Empereur Don Carlos qui envoie des troupes pour l’amadouer ou le soumettre. Cette « reconquête », dont le roman raconte les péripéties de 1894 à 1896, est la toile de fond de la rencontre de la noire et mozambique Imani et de Germano de Melo, soldat portugais républicain exilé au bord du fleuve Limpopo. Imani, qui écrit et parle le portugais, va être mêlée à cette reconquête de la souveraineté du Portugal, et à la traque du « lion de Gaza » à laquelle vont participer militaires ambitieux ou lâches, prêtres animistes, guérisseuses, épouses et famille du roi, et Germano de Melo. Dans ce monde encore binaire où les « Blancs » dominent par les armes et la morgue « civilisatrice », les ethnies alliées ou ennemies vont conspirer, avec l’aide de leurs dieux et de leurs rites, pour écarter du pouvoir ce roi admiré par les uns pour le refus de la domination blanche, craint par les autres pour son indifférence à la souffrance ou à l’identité des peuples qu’il est censé fédérer. 

Cette longue histoire - qui rassemble trois volumes publiés par Mia Couto entre 2015 et 2017- est une plongée dans l’Afrique intime de la fin du 19ème siècle. Ses personnages principaux, Imani et Germano, incarnent les déchirements de la colonisation, entre l’attirance pour l’Occident et la découverte de peuples enracinés dans leur sol et leurs traditions, attachants et complexes.  

Points forts

1. Ce roman « fleuve » raconte une histoire vraie et largement méconnue : la déchéance du « Lion de Gaza » – Ngungunhayne – dans un territoire où s’affrontent notamment Anglais (Afrique du Sud), Belges (Congo) et Portugais (Angola et Mozambique). Les chapitres sont ponctués d’extraits de rapports authentiques de l’époque, et de lettres échangées entre Germano de Melo et ses autorités militaires, qui donnent beaucoup de véracité au récit.

2. Cette aventure – car il s’agit bien de cela - par la voie d’Imani, ou décrite par les échanges épistolaires, nous plonge dans l’intimité des peuples mozambiques. Leur mythologie, leurs rites, leurs croyances sont décrites à la première personne, leur donnant une grande force d’évocation qui permet de comprendre le sens de l’histoire et le ressort des personnages.

3. A moins que vous soyez un spécialiste de l’histoire et des cultures africaines, ce roman vous porte dans des terres inconnues. Les qualités combinées de Mia Couto, l’auteur, et de la traductrice Elisabeth Monteiro Rodrigues, donnent à ces pages un réalisme poétique profondément original.

4. Ce récit raconte une véritable aventure dont il est difficile de prévoir les développements ; votre curiosité à comprendre l’issue vous conduira très certainement jusqu’aux toutes dernières pages – qui réservent encore leur lot de surprise.

Quelques réserves

Les sables de l’empereur peut souffrir de trois « relatifs » points faibles : 

* Le roman est long et alterne, au moins pour les deux tiers, récits et échanges épistolaires ;

* Les noms, les lieux, les mots du quotidien – très fidèlement utilisés - ne nous sont pas familiers ; la compréhension du vocabulaire est heureusement soutenue par un index – indispensable !!

* Attention, les métaphores sont légions, le réel et rêve se mêlent et s’emmêlent – ne perdez pas le fil !

Encore un mot...

Les sables de l’Empereur est une plongée dans l’intimité de grands et « petits » personnages qui ont fait et défait les relations entre les peuples mozambiques et leur puissance coloniale, Portugal impérial et conquérant  douteux – artisans d’une rencontre ratée entre leurs cultures. Il y a du Docteur Jivago dans cette histoire qui mêle destins individuels et « grande histoire », splendeur et décadence, fierté et humiliation, désespérance et résilience. La sensibilité, ici africaine, s’exprime par la voix d’Imani – colonne vertébrale du récit, otage de ses choix et des circonstances, à la fois libre et prisonnière de sa culture. Les sables de l’Empereur, comme métaphore des restes du roi de Gaza rapatriés en 1985 au Mozambique, est aussi l’histoire de cette Afrique animiste, solidaire et déchirée par ses rivalités ethniques, et si mal comprise par l’occident. Si leurs deux voix s’expriment sans manichéisme tout au long de ces 660 pages, la forme et le parti pris du récit donnent à ce roman des très belles couleurs poétiques.

Une phrase

Tout commença par une matinée ensoleillée de la saison des pluies de l’année 1882. Jusqu’alors Tsangatelo n’avait jamais vu un blanc. Le premier Européen se présenta à lui sur un cheval, un animal qu’il ne connaissait pas. Le cheval était blanc, bien plus pâle que son cavalier. Ils formaient à ce point une seule silhouette que grand-père crut qu’il s’agissait d’une seule créature. Et il fut horrifié en percevant que l’apparition avait l’intention de se séparer de sa moitié inférieure. Le cavalier descendit et Tsangatelo Nsambe entendit la chair se déchirer et un os se démembrer. Il ferma les yeux pour s’épargner la vision du sang giclant comme du cou d’un poulet. La question posée en portugais le ramena à la réalité : c’est toi le fameux Tsangatelo ? Tu es le pombeiro de cette région ? ( p.160)

Au commencement du Temps, il n’y avait ni fleuves ni mer. Sur le paysage pointillaient quelques lagunes, éphémères filles de la pluie. A la vue de l’aridité des plantes et des bêtes, Dieu décida de créer le premier fleuve. […] Il soupçonna que le fleuve avait appris à rêver. Ceux qui rêvent goutent la saveur de l’éternité. Et celle-ci est un privilège des seules divinités. Avec ses longs doigts, Dieu suspendit le fleuve dans les hauteurs pour ensuite raccourcir ses extrémités,  l’amputant de l’embouchure et de la source. Avec une délicatesse paternelle, Il reposa le filet d’eau sur le bon sillon de la terre. Sans commencement ni fin, le fleuve repoussa les rives et s’étendit à l’infini. Les deux berges se firent si distantes qu’elles inspiraient encore le désir de rêver. Ainsi inventa-t-on la mer, le fleuve de tous les fleuves. Légende de Nkokolani »( p. 254)

« Nous nous revendiquons maîtres d’un continent que nous ignorons. Il n’est pas vrai que l’Europe ait conquis l’Afrique […] Deux Afriques se relaient comme des femmes mystérieuses : l’une nocturne, l’autre diurne. Nous n’en connaissons aucune des deux. Pour préserver l’apparence de notre pouvoir, nous devons exhiber le roi de Gaza dans les rues de Lisbonne. Il ne s’agit pas d’une déportation. C’est une foire ».  (p.536)

L'auteur

Mia Couto, António Emílio Leite Couto de son nom de naissance, est écrivain, de nationalité mozambique. De vieille famille portugaise émigrée au XIXème siècle, il se situe à la croisée des cultures européennes, indiennes et africaines. Il quitte ses études de médecine pour se consacrer au journalisme et à l’indépendance de son pays. Il publiera des contes, des poèmes et des romans, diffusés dans plus de 30 pays dont une quinzaine traduits en français. Il se décrit « …un Blanc qui est africain ; un athée non pratiquant ; un poète qui écrit en prose ; un homme qui a un nom de femme ; un scientifique qui a peu de certitudes sur la science ; un écrivain en terre d’oralité. » On le dit le plus célèbre écrivain mozambique, une des plus grandes voix de l’Afrique, et nobélisable. Il est aussi biologiste (dans le parc du Limpopo, siège d’une grande partie du roman) et professeur d’écologie à Maputo, la capitale, ancienne Lourenço Marques. Entre autres prix, il a reçu en 2012 le Prix de la Francophonie et en 2013 pour l’ensemble de son œuvre, le Prix Camoes, distinction attribuée à un auteur de langue portugaise.

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