Marie d’Egypte ou le désir brûlé
1ère parution Lattès 1983, rééd. novembre 2025
220 pages
20€
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Thème
C'était au temps où les dieux égyptiens se mouraient, où l'Empire romain autorisait le christianisme, où les gnostiques et les premiers chrétiens se côtoyaient (sans avoir les mêmes croyances), bref où un nouveau monde était en gestation, vers le IVè siècle après J.-C.
À Alexandrie, ville cosmopolite, la belle Marie exerçait, passionnément et en toute liberté, son métier : la prostitution. C'est la vie et le destin de cette jeune femme, Marie d'Egypte, que Jacques Lacarrière raconte ou plutôt imagine.
Marie, après sa rencontre avec des gnostiques, sentant en elle un appel divin, renonce aux plaisirs du corps et décide de tout quitter pour aller vivre (survivre ?) dans le désert. Ses deux existences, celle de la courtisane et celle de la pénitente, sont sidérantes, tant elle les vit toutes deux dans l'excès. On finira par la considérer comme une sainte, sans doute l'une des plus étonnantes parmi les saintes femmes.
Ce roman n’est pas construit comme une biographie mais de façon bien plus originale, l'auteur mêlant le récit de l'errance de Marie et ses propres réflexions sur le paganisme, le gnosticisme et le christianisme, les deux typographies différentes permettant de se repérer. Il est divisé en quatre parties intitulées : Désert premier, Corps souviens-toi, Désert extrême, Désert ultime. On suit ainsi la métamorphose du corps de Marie, qui devient ultra léger (lévitation), et finit par devenir pierre ou poussière...
A la fin de l'ouvrage, Jacques Lacarrière explique son projet : "Marie d'Egypte est avant tout un roman et, plus encore, une méditation, une incantation poétique sur le désert et l'ascèse. J'ai cherché dans ce livre à retrouver l'intériorité d'une femme dont la vie profane et l'expérience religieuse furent en tous points exceptionnelles, mais aussi les rumeurs du monde qui l'entourèrent et la côtoyèrent... Je crois à l'existence, jadis, d'une Marie qui se prostitua et partit au désert, et c'est pourquoi j'ai tenu à rendre sa vie probable et crédible, malgré tous ses aspects excessifs ou étranges." (explications de l'auteur p. 190)
Il cite les auteurs anciens, les rares documents antiques qui lui ont permis de relater les prouesses ascétiques de son héroïne, notamment la Vie des Saints Pères des déserts d'Egypte et de Syrie qui regroupe un certain nombre de vie de saints et d'anachorètes du IVème siècle, ainsi que la Vie de sainte Marie Egyptienne pénitente (qui n'est historique qu'en apparence) écrite en grec au VIème siècle ap.J.-C. Puis, pour chacun des chapitres, les départs au désert notamment, il expose les sources auxquelles il s'est référé, preuve que s'il fait appel à son imagination, il se repose aussi sur des documents antiques.
Points forts
L’écriture, en tout premier : envoûtante, ciselée à la perfection, dont chaque mot est mûrement choisi. Le lecteur oscille entre le récit imaginaire de la prostituée devenue ermite, et les réflexions de l'auteur, entre la partie romancée et la partie étudiée, les deux étant aussi passionnantes l'une que l'autre.
Les connaissances de Jacques Lacarrière pour les religions anciennes sont immenses : l'égyptienne, la grecque, le gnosticisme et les premiers siècles du christianisme, décrivant notamment les exploits physiques et spirituels des anachorètes et des cénobites. La description détaillée des "épreuves" que s'impose Marie est terrifiante : la brique séchée au soleil, mise sous le bras ; la totale nudité, brûler au soleil, geler la nuit ; mâcher des racines crues; avaler de l'eau croupie, ne plus parler, ne plus voir...
La couverture représentant le portrait d’une belle femme, sur un mur craquelé, fissuré, est judicieusement choisie évoquant la mutation de Marie dont le corps finit par devenir pierre...
Quelques réserves
Qui serait gêné par la description des prouesses érotiques de Marie aurait du mal à les éviter, tant elles reviennent fréquemment et avec moult précisions dans les chapitres du début où celle-ci se livre à la prostitution et même aux rites gnostiques autour du recueil du sperme (dont Jacques Lacarrière explique parfaitement le sens).
Encore un mot...
On peut se prendre à espérer que les éditions Robert Laffont, avec l'appui de l'épouse de Jacques Lacarrière, Sylvia Lipa-Lacarrière et l'association Chemin faisant, poursuivent cette belle idée : rééditer quelques unes de ses oeuvres qu'on ne trouve plus qu'en livres d'occasion... et encore faut-il bien chercher !
Une phrase
- “ Marie prie depuis des heures en plein soleil. Elle redevient cet oiseau des sables, alourdi de fixité, d'obstination, cet oiseau oscillant sous les bouffées d'air embrasé, comme sur le seuil d'un impossible envol. La sueur ruisselle. Les bras tremblent de plus en plus. Une fois déjà est-elle tombée. Elle s'est relevée. Elle a repris la pose crucifiée. Puis elle est retombée. Chutes. Relevailles. Rester debout à tout prix. Au moins jusqu'à la nuit. Malgré la sueur, les tremblements, les bras et les épaules ankylosés. Malgré les jambes, devenues stalagmites ardentes d'où suinte la sueur. Malgré la narcose qui gagne peu à peu son corps. Ses oreilles se mettent à bourdonner…” (p. 127)
- “ Le corps de Marie se confond avec la surface cuivrée du désert quand le soleil du soir l'inonde d'ocre. Elle doit, vue de là-haut, ressembler davantage à un rocher qu'à un être humain... Et Marie, depuis des jours et des jours, avance au cœur de cette immobilité minérale, priant tout en marchant jusqu'au soir où, ivre de fatigue, elle s'endort là où elle tombe. Sa peau est devenue coriace comme du cuir. La plante de ses pieds ne craint plus arêtes ni cassures des pierres. Et son corps continue de se racornir. Son corps, écorce rêche sur l'aubier de son âme !” (p. 138-139)
- “ Les "brulés" de Dieu, ceux qui vouent leur corps et leur être à la soif et au feu et qui font de leur vie au désert une effusion incandescente, ceux-là, ces brûlés, deviendront tôt ou tard la mémoire de ce monde. Sur eux repose l'arche d'alliance avec le ciel…” (p. 155)
L'auteur
Jacques Lacarrière (né un 2 décembre 1925, il aurait 100 ans) est un écrivain, poète et traducteur (des auteurs grecs contemporains et anciens) de tout premier ordre. Certes, plusieurs de ses oeuvres ont été rééditées en version poche, chez Pocket (pour l'Été Grec), chez Petite bibliothèque Payot (pour Chemin faisant), chez Points roman (pour Le Pays sous l'écorce) , chez Albin Michel Espaces libres (pour Sourates), mais son oeuvre immense recèle encore bien des titres qu'il serait bon de remettre sur le devant de l'étal des libraires ! Puisqu'on ne saurait citer faute de place l'ensemble de ses ouvrages, traductions et écrits, précisons que Marie d'Egypte s'inscrit dans le même courant que d'autres études menées sur cette période et cette spiritualité :
Les Hommes ivres de Dieu, essai sur le christianisme et les Pères du désert d'Egypte et de Syrie (plusieurs rééditions, Le Seuil, collection Points Sagesse, la dernière édition 2000 comporte en annexe le Journal de voyage aux monastères coptes de la Mer rouge).
Les Gnostiques (Gallimard, coll. Idées, 1973, en poche chez Albin Michel coll. Spiritualités vivantes, 1994)
Et bien sûr, ses deux Dictionnaires amoureux : celui sur la Grèce (Plon 2001) et celui sur la mythologie (Plon 2006).
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