Le roi Lear

Shakespeare chez les punks
De
William Shakespeare (nouvelle traduction d’Emmanuel Suarez)
Mise en scène
Mathieu Coblentz
Avec
Florent Chapellière, Maud Gentien, Julien Large, Laure Pagès, Camille Voitellier, Florian Westerhoff, Jo Zeugma
Notre recommandation
4/5

Infos & réservation

Théâtre du Soleil, Cartoucherie
Route du Champ de Manœuvres
75012
Paris
01 43 74 88 50
Jusqu’au 15 novembre 2025, du mercredi au samedi à 20h, le dimanche à 16h

Thème

  • Le vieux roi Lear réunit ses trois filles pour leur annoncer qu’il va leur transmettre ses biens. Mais il leur demande de témoigner de leur amour pour lui afin que, sachant celle des trois qui l’aime le plus, il la dote en proportion de ce mérite. 

  • Goneril puis Régane s’exécutent, se livrant à des déclarations dans lesquelles l’hyperbole le dispute à la flagornerie, ce qui fait murmurer la benjamine, Cordélia - « Que pourra faire Cordélia ? Aimer, et se taire. (…) je suis plus riche d’amour que de paroles ». Quand vient son tour, Cordélia se tait, en effet, provoquant la colère de son père, qui la confie sans dot au prince français désireux de l’épouser. 

  • Le comte de Kent tente de le raisonner mais ne parvient qu’à accroître la fureur du vieil homme qui l’exile. Cordélia est emmenée par son futur époux et, avant de partir, confie son père à ses sœurs.

  • Dans la famille du comte de Gloucester, un autre drame familial se prépare, sur fond d’éclipses et de tempête.

Points forts

  • Le spectacle est une incontestable réussite visuelle : les espaces figurant les intérieurs sont séparés des extérieurs par un cadre de cabaret ceint d’ampoules, et ils baignent dans une semi-pénombre. De plus, le relief du plateau est alternativement atténué ou accentuée par un éclairage savant et l’utilisation, pour une fois justifiée, de fumées. 

  • Certains tableaux sont particulièrement réussis, en particulier lorsqu’Edgar, transformé en Tom, se livre à de gracieuses acrobaties aériennes mais qui, surtout, révèlent la métamorphose de cet héritier errant sur la Lande pour fuir l’injuste vindicte paternelle, se montrant ainsi paradoxalement libéré de la peur de perdre.

  • Recentrée sur une dizaine de personnages, la pièce charrie des questions fondamentales et toujours actuelles : le pouvoir, la filiation, la loyauté et l’ambition, le désir d’émancipation qui brûle en chacun et peut conduire à renier un vieux père incarnant les abus du patriarcat. Ainsi, la jeunesse doit-elle “dévorer“ ses parents pour exister à son tour ? Les anciens doivent-ils chuter pour que les jeunes s’élèvent ?

  • L’adaptation textuelle est plutôt réussie, qui donne plus de lisibilité à ce texte ancien et suscite des effets de surprise réjouissants, très en phase avec la trivialité et le burlesque assumés par Shakespeare.

  • L’esthétique du cabaret, les costumes à la Vivian Westwood, la tonalité glam rock, punk et baroque (les strass et les fourrures, la moire et le velours mêlés aux incontournables tartans et aux chaussures de chantier), tout ceci contribue à créer sur scène une forme d’art total.

Quelques réserves

  •  La “modernisation“ d’un texte comme celui-ci se paye cependant d’une perte en poésie. Complexe, parfois confuse et même lourde, la langue de Shakespeare a des beautés délectables et intraduisibles. Vouloir la simplifier est un choix légitime en raison même de la plasticité, et de l’« adaptogénie » de ce théâtre dont les textes ont subi bien des transformations et n’ont été souvent que des maillons d’une chaîne littéraire en perpétuel devenir. En outre, rendant l’œuvre plus accessibles et permettant son appropriation par tous, il confirme que Shakespeare est toujours un modèle pour le théâtre populaire. Mais les amoureux de Shakespeare, et/ou des états les plus célèbres de ses traductions peuvent ne pas s’y retrouver tout à fait. 

  • L’inégale qualité de l’interprétation, variable pour un.e même interprète selon les rôles, est embarrassante : 

    • Cordélia convainct ainsi beaucoup moins que le Fou ;

    • si Lear hurle dans la première scène pour témoigner de sa puissance, puis de sa fureur et enfin de la folie qui l’habite sans doute déjà, on peut rêver d’une interprétation moins outrée (ainsi que le recommandait Shakespeare) et de truchements scénographiques plus subtils.

  • L’idée de la musique, (The Cold Song de Purcell accentue bien sûr l’esthétique baroque d’un spectacle composé de classiques revisités), en phase avec les intentions même d’un auteur qui truffait volontiers ses pièces d’insertions musicales, est excellente. Mais elle ménage quelques longueurs, et l’interprétation en est parfois approximative.

Encore un mot...

  • Comme Dostoïevski et tant d’autres, Shakespeare est périodiquement traduits et retraduit, ce qui témoigne du caractère intemporel de ces classiques. Chaque réédition ou retraduction se présente – naturellement – comme étant « meilleure » que ses devancières. 

  • Peut-on vraiment et seulement considérer la retraduction ou l’adaptation comme une réponse au vieillissement textuel, une façon de moderniser des expédients stylistiques et lexicaux et qui n’ont plus cours, une façon de faire aimer l’auteur ? C’est une vraie question lorsqu’il s’agit de Shakespeare et d’une “littérature de bataille“ qui affronte l’ambivalence des mots comme moyen de communication.

Une phrase

  • Lear à Cordélia : « Tu as bien mérité le rien que ton rien méritait.

  • Lear : « Moi, la tempête est dans ma tête, et cet ouragan c’est l’ingratitude de mes filles. »

  • Gloucester : « Les dieux jouent avec nous comme les sales gosses avec des mouches. »
    [aveugle] : « On n’a pas besoin d’yeux pour voir comment va le monde. (…) Les fous guident les aveugles, c’est le malheur de notre temps. »

  • Kent : « Nous devons accepter le fardeau de cette triste époque : disons ce que nous ressentons, pas ce que nous sommes censés dire. » 

L'auteur

  • Dramaturge le plus lu, le plus joué et le plus commenté au monde, Shakespeare demeure énigmatique puisqu’on sait si peu de choses de sa vie, ce mystère n’ayant pas peu contribué à alimenter sa mythologie. 

  • Fondateur du théâtre du Globe puis propriétaire de celui de Blackfriars, il a bénéficié d’abord de la protection du Lord Chambellan, cousin de la reine Élisabeth en charge des divertissements de la Cour, puis de celle du roi Jacques Ier. 

  • « Élitaire pour tous », selon la formule d’Antoine Vitez, son théâtre a joué à titre posthume un rôle capital dans l’histoire du théâtre populaire en France au XXe siècle :

    • Firmin Gémier, le « démocrate du théâtre », crée la Société Shakespeare en 1916 ; 

    • Jean Vilar fonde le Festival d’Avignon en 1947 avec entre autres deux pièces traduites ou inspirées d’œuvres de Shakespeare. 

  • C’est que ce théâtre n’est jamais dogmatique, il pose des questions, soulève des problèmes, propose des éclairages, met en lumière le grotesque, les vices et les folies des hommes, mais sans jamais imposer de réponse. 

  • Donné en 1605 ou 1606, Le Roi Lear est l’une de ses dernières pièces, Shakespeare a alors passé la quarantaine, et la violence de son théâtre s’estompe au profit d’un dénonciation des travers humains qui emprunte à la satire. 

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