
L’écriture ou la vie
Adaptation et mise en scène : Jean-Baptiste Sastre et Hiam Abbass
Infos & réservation
Thème
Le titre L’écriture ou la vie est à la fois paradoxal et révélateur. Semprun aurait pu écrire « L’écriture et la vie », mais non : L’écriture ou la vie rappelle les horreurs vécues dans le camp, au rez-de-chaussée d’une baraque en bois encombrée de corps enchevêtrés, hagards et amaigris.
L’écriture force la pensée à décrire des images horribles et à formuler des pensées innommables, des souvenirs mortifères : « Pour vivre, il faut être confronté au mal, confronté à la haine » comme le dit l’auteur au début de ses écritures. Le cri de Morales - « No hay derecho » (« il n’y a pas de justice ») - dans son dernier souffle, ou les odeurs pestilentielles dégagées par le corps d’Halbwachs.
Toutes ce “vécu“, Jorge Semprun l’a enfoui dans sa mémoire à partir du jour de sa libération par les Américains du camp de Buchenwald-Weimar, un certain 11 avril 1945. Depuis, il a « essayé de survivre à l’écriture qui lui rongeait l’âme ». Il voulait vivre dans l’oubli. Sa vie était à ce prix. Il fallait choisir entre l’écriture et la vie et il avait d’abord choisi la seconde jusqu’au suicide de Primo Levi en avril 1987.
La troupe de Hiam Abbass - évoluant ici sur cette immense scène genre hall de gare symbolisant le camp de concentration de Buchenwald, froid et noir en dehors de quelques lueurs illustrant la présence obsessionnelle des fours crématoires - a choisi de jouer en courant (et à contre-courant !) et en chantant la vie.
Quinze Allemands et autant de Français, toutes origines et tous milieux confondus, courent en troupeau, comme pour fuir et s’échapper. Ils entonnent ou murmurent simplement un hymne à la mémoire collective à l’intention des jeunes générations.
Points forts
L’émotion, ou plus exactement une double émotion.
D’abord un ressenti global devant ce regroupement spontané et sauvage de garçons et de filles, comédiens de fortune, qui ont aboli devant nous volontairement les barrières idéologiques ou culturelles, lancés dans une cavalcade effrénée, impressionnante et qui peut faire peur ;
Et d’autre part l’évocation de lieux précis, le kaddish, le chant des morts en yiddish, la Paloma, la chanson du soldat allemand, Eine laus, dein tod, la condamnation à mort au nom de l’hygiène, les Sonderkommando, le partage des mégots dans les latrines, les odeurs, les menaces, les cris des SS et des Kapos comme : « krematorium ausmachen ! » (« crématoires, éteignez ! ») qui ponctuaient les soirées crépusculaires, le râle affaibli des mourants dans le bloc 40 où a souffert l’auteur lui-même. Et pourtant, il confiera à Bernard Pivot qu’il avait été un privilégié, grâce à la mainmise et à l’organisation communiste clandestines dans ce camp.
Quelques réserves
Les explications et textes en bilingue dans d’interminables monologues (non sous titrés !), passe encore pour des étudiants ayant choisi allemand première langue, et c’est bien sans doute pour alourdir une atmosphère déjà pesante. Pour les autres c’est parfois assez fastidieux.
Cette mise en scène surprenante, qui a pour but de réconcilier deux nations dans l’union de leurs jeunesses intrépides qui ne doivent pas oublier, s’écarte résolument du champ de réflexions humanistes de Jorge Semprun dans son autobiographie remarquable, truffée d’anecdotes parfois drôles, souvent futiles, qui rendent son livre sur la mort extrêmement vivant, ainsi la petite histoire du parapluie de Bakounine.
On reste loin surtout de la philosophie de l’écriture exprimée dans quelques pages sublimes que Semprun a écrites à propos du suicide de Primo Levi survenu le 11 avril 1987, et suscité sans doute par cette angoisse qui s’impose sans esquive possible et décrite dans La Trève, œuvre majeure du déporté italien : « Nulla era vero all’infuori del lager » (« rien n’est vrai en dehors du camp ») !
Encore un mot...
- Semprun a entamé l’écriture (hormis quelques brouillons) de son autobiographie quarante ans après la libération du camp de Buchenwald, où il avait été interné pendant 18 mois pour faits de résistance pendant l’occupation allemande en France. Quarante années pendant lesquelles il s’est abstenu volontairement, lui, l’ancien dirigeant du parti communiste sous l’Espagne républicaine, pour préserver sa vie, en tout cas sa santé mentale, mise potentiellement en danger par la résurgence de cette mémoire de souvenirs glaçants, de cette période extrêmement difficile où il a côtoyé la mort, la sienne d’abord, puis celle de ses camarades, notamment le sociologue juif Maurice Halbwachs, parvenu à la limite de sa vie dans un corps en pleine déliquescence, ou encore de François Maspero.
Une phrase
« Si l’écriture arrachait Primo Levi au passé, si elle apaisait sa mémoire ( “Paradoxalement, a-t-il écrit, mon bagage de souvenirs atroces devenait une richesse, une semence : il me semblait, en écrivant, croître comme une plante“), elle me replongeait moi-même dans la mort, m’y submergeait. J’étouffais dans l’air irrespirable de mes brouillons. »
(L’écriture ou la vie, éd. Folio-Gallimard, p. 322,)
L'auteur
Jorge Semprun a vingt ans lorsque, jeune espagnol engagé dans la résistance française, il est arrêté à Joigny en Bourgogne en 1943. Il sera déporté au camp de Buchenwald, près de Weimar, ville patrie de Goethe et berceau de la République éponyme (1919-1933), où il restera emprisonné 18 mois.
Libéré le 11 avril 1945, rapatrié en Suisse d’abord, puis en France, il mettra 40 ans avant d’écrire son chef-d’œuvre L’Ecriture ou la vie, qui était initialement titré L’Ecriture ou la mort. Obnubilé par la mort, s’acharnant à fuir ses vieux démons, ses souvenirs, sa mémoire du camp de Buchenwald, dont l’évocation pour lui été longtemps un véritable cauchemar.
Militant rès engagé au parti communiste espagnol, en exil cinq ans, et opposant au régime franquiste, il retrouvera un poste de ministre de la culture en 1985. Citons, parmi ses écrits : Le Grand voyage, La Guerre est finie, scénario du film d’Alain Resnais au titre éponyme, La Deuxième mort de Ramon Mercader, Adieu vive clarté, Federico Sanchez vous salue bien, Quel Beau dimanche !. Et au cinéma, on lui doit les scénarii de Z et de L’Aveu de Costa Gavras, entre autres.
Hiam Abbass, 64 ans, d’origine palestinienne, née en Israël, au Nord, dans les collines de Galilée. Après des études, notamment à Haïfa, elle part ensuite à Londres parfaire sa formation. En 1980, elle regagne Paris et entame une carrière de comédienne au théâtre et au cinéma et joue dans Dormir au paradis et Aime ton père avec Depardieu. Le principal rôle qui lui a fait acquérir une certaine notoriété a été dans Le Satin rouge.
Jean-Baptiste Sastre, également comédien, a monté des pièces de Marguerite Duras, Jean Genet et Marivaux. Leur méthode de travail pour monter cette adaptation du livre de Semprun est originale : carte blanche a été donné aux 30 interprètes, tous néophytes, pour imaginer et jouer l’histoire de ce livre, chef-d’œuvre de Semprun, sans contrainte, simplement celle de l’émotion ressentie.
Ajouter un commentaire