Leviathan

L’injuste et monstrueux théâtre de la justice
De
Guillaume Poix
Mise en scène
Lorraine de Sagazan
Avec
Khallaf Baraho, Jeanne Favre, Felipe Fonseca Nobre, Jisca Kalvanda, Antonin Meyer-Esquerré, Mathieu Perotto, Victoria Quesnel, Eric Verdin, et le cheval Oasis.
Notre recommandation
4/5

Infos & réservation

Théâtre de l’Odéon Ateliers Berthier
1, rue André Suarès,
75017
Paris
01 44 85 40 40
Jusqu’au 23 mai 2025? Du mardi au samedi à 20h, dimanche à 15h

Thème

  • Dans la salle d’audience des comparutions immédiates (nouveau nom du tribunal des flagrants délits) défilent des justiciables hagards aux délits bénins. “L’abattage“, c’est le nom que donnent les professionnels à cette justice où l’avocat a 15 minutes pour découvrir un dossier et où le ou la juge croule sous les dossiers qu’il faut expédier au plus vite. 

  • Le régleur, le sdf, la voleuse, tous plus ou moins « connus des services de police » : autant de figures de la misère sociale et quotidienne confrontées à l’absurdité et à la violence d’une justice expéditive et déshumanisée qui se soucie moins d’évaluer le dommage subi par les victimes que de sanctionner de manière obsessionnelle tout “illégalisme“. 

  • C’est que le délit est perçu et représenté d’une manière très hobbesienne comme une rébellion grosse de la guerre de chacun contre chacun. 

Points forts

  • Le décor, mi cirque mi église, et dont le chapiteau flottant est animé par une sorte de respiration et magnifiquement éclairé, construit un cadre fantastique pour un spectacle qui, loin du théâtre documentaire, tient de la féerie ironique ou du conte satirique. Les projections vidéo, qui apparaissent dans la fenêtre en ogive et montrent les visages de très près, ajoutent à l’intensité du propos.

  • Les masques, la gestuelle robotique et l’énonciation mécanique des professionnels, le voile qui recouvre et efface le visage des justiciables et leurs corps effondrés et fluides - il faut saluer le très éloquent moment de quasi-danse qu’offre le personnage du sdf-  cisèlent les contours d’une justice anonyme.

  • Le procureur flottant, genoux fléchis au ras du sol et mu par la seule observance d’un code aveugle aux misères des humains et aux réalités sociales, la juge tour à tour souriante et sévère, parfois suspicieuse, souvent totalement décalée, les avocats talentueux mais impuissants, tous soulignent la responsabilité d’un système à bout de ressources dans lequel l’humanité est vaincue. 

  • Paradoxalement – mais le paradoxe est tout entier assumé - c’est un animal, le cheval gris pommelé surgi de nulle part qui, par sa placidité et sa gourmandise, introduit un peu de douceur et d’émotion dans ces scènes glaçantes. 

  • On savoure également - ou pas, c’est un des aspects de la mise en scène qui prête à discussion - le long silence final, expérience sensible et sensorielle de ce qu’est le temps de la justice : 16 minutes et 24 secondes !

Quelques réserves

  •  Et-il vraiment indispensable de souligner l’absurdité de ce qui se joue sur scène en usant de tant de vociférations tonitruantes qui, par moments, masquent complètement ce qui est dit. On comprend bien qu’il s’agit là de suggérer qu’au fond, les mots des uns et des autres, de l’accusation comme de la défense, comptent peu dans la sentence finale, qu’elle relève bien plus des a priori nourris par le dossier – l’état de récidive, le fait d’être sans abri, la violence encore inassimilable d’une femme - que d’une évaluation rationnelle et posée des infractions perpétrées. 

  • cela, on peut objecter que le vacarme soudain est un autre inconfort imposé au spectateur, qui lui permet d’approcher un peu la cruauté et le non-sens de ce qui se joue dans cette justice…

Encore un mot...

Seul détenteur de la violence légitime, l’État est censé garantir la paix publique grâce au pouvoir judiciaire. Léviathan interroge cette réalité et évoque aussi les alternatives, nombreuses et variées à l’enfermement (justice transformatrice, justice réparatrice, justice restitutive), développées un peu partout en Europe. 

  • L’exercice de cette justice très strictement répressive soulève la question de la souveraineté :

    • où est le peuple souverain dans ces 60 000 audiences annuelles de comparution immédiate qui, de procédure d’exception, est devenue l’ordinaire d’une justice qui n’en peut plus ? 

    • que devient le contrat social supposé assurer la sécurité des citoyens à l’aune du pouvoir de cette machine judiciaire qui, faute de moyens et de temps, mais aussi au nom d’une stricte logique punitive, d’une vision doloriste de la peine, broie ses sujets ? 

    • on chercherait en vain également l’expression de la puissance publique dans le système de la prison actuel, une prison gérée par des sociétés privées qui ont évidemment tout intérêt à la remplir encore et encore. 

  • Alors oui, où est le droit ? Et qui est le monstre ici ?

Une phrase

  • « L’impartialité, c’est un vœu pieux. Moi, je suis devenu athée. » 
  • « Les mots ont un sens, la misère c’est précis. »
  • « Force doit rester à la procédure. »

L'auteur

  • Écrivain, ancien élève de l’École normale supérieure et diplômé de l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre, en écriture dramatique, Guillaume Poix est l’auteur de plusieurs romans dont certains ont été adaptés en feuilletons radiophoniques et primés et d’une dizaine de pièces de théâtre. 

  • Depuis 2019 il travaille avec Lorraine de Sagazan, avec qui il a créé l’Absence de père d’après Platonov de Tchékhov, La Vie invisibleUn sacre, et Le Silence donné à la Comédie française en 2024. 

  • Léviathan est le troisième volet d’un cycle conçu à partir de 300 entretiens menés auprès des professionnels de la justice, des victimes et des détenus, et d’une immersion de plusieurs mois au sein de la 23e chambre du Tribunal de Paris, où se tiennent les procédures de comparution immédiate. 

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