Krimi

« Un chef d’œuvre du 7ème art revisité avec talent ! »
De
Scénario : Thibault Vermot, Dessins : Alex W. Inker
Ed. Sarbacane
274 p.
35 €
Notre recommandation
5/5

Infos & réservation

Thème

Petit préambule : M le Maudit est un film du célèbre cinéaste allemand Fritz Lang, sorti en 1931. C’est aussi son premier film parlant. L’acteur Peter Lorre y campe le rôle d’un tueur en série pourchassé par la police et la pègre. Aujourd’hui encore, ce film est considéré comme un des chefs d’œuvre du 7ème art, représentant emblématique de ce courant très présent en Allemagne à cette époque du film noir et expressionniste. 

Dans Krimi, que l’on pourrait traduire par « polar », le scénariste Thibault Vermot nous entraîne sur les traces de Lang dans cette Allemagne de l’entre les deux guerres, pour l’essentiel à Berlin. Le récit commence par la rencontre entre Lang et l’inspecteur de police Lohmann. Ce dernier va proposer un étrange marché au metteur en scène : l’impliquer dans des affaires criminelles en cours, en particulier autour de disparitions et de meurtres de jeunes enfants, pour lui donner des pistes de scénario pour un futur film. 

Il faut dire qu’à cette époque, au début des années 30, Fritz Lang, déjà célèbre, en particulier pour son Metropolis sorti en 1927, vient de connaître un échec commercial avec son dernier film, La femme sur la lune. Il se laisse donc attirer par la proposition de Lohmann, qui va l’entraîner dans un Berlin sombre et criminel, sur la piste d’un tueur d’enfants, bien réel celui-là : Peter Kürten, surnommé par les journaux de l’époque le vampire de Düsseldorf. Vermot va alors habilement mêler fiction et réalité pour montrer ou imaginer comment Fritz Lang va peu à peu faire émerger de ce criminel un personnage de fiction, Hans Beckert, le célébrissime M le Maudit. C’est un véritable travail de virtuose de la part du scénariste qui commence alors. 

Ma recommandation est que vous preniez le temps, avant de lire cette BD, de voir ou revoir ce chef d’œuvre du 7ème art, car vous ne pourrez goûter à la richesse du récit qu’en ayant en tête les images du film. Vous apprécierez alors pleinement la façon dont Vermot a imaginé le casting de la petite fille au ballon, le recrutement de Peter Lorre dans le rôle de M le Maudit, la construction des décors du film, le rôle de la pègre berlinoise, si important dans le film. Vous découvrirez aussi que Lohmann est le nom du commissaire de police dans le film … Réalité, fiction… Fiction, réalité, comment s’y retrouver ?

Points forts

Quel fantastique travail d’écriture ! En imaginant ce couple de héros si mal assortis – l’élégant et longiligne Lang, le gros et frustre inspecteur Lohmann –, Vermot nous donne dès le départ sa clé d’écriture : mêler le réel (Lang) et l’imaginaire (Lohmann) afin de ne plus distinguer l’un de l’autre. 

Son idée de génie de transformer Lang en co-enquêteur criminel lui permet de s’en donner à cœur joie en réinterprétant certaines scènes du film culte. C’est donc au lecteur de démêler l’écheveau de la réalité de celui de la fiction. Fiction : Lang rencontre Adolf, un gros bonnet de la pègre berlinoise qui va lui donner un coup de main pour les décors du film et le recrutement des figurants. Réalité : on retrouve Adolf, coiffé de son chapeau melon dans le film. Fiction : le casting de la petite fille au ballon, qui donne à Lang des conseils de réalisation. Réalité : le début du film, où le « conseil » de la petite fille devient effectif. Les exemples de ce type foisonnent et vous les apprécierez pleinement en vous installant devant votre poste de télévision avec votre BD sur les genoux. Parcourez alors la BD en regardant le film. L’expérience est géniale.

Et que dire du travail graphique d’Inker ! Certes, ce dessinateur n’en n’est pas à son premier coup d’essai, mais son indéniable talent touche ici aux portes du sublime. Son « Noir et Blanc » est un magnifique hommage au cinéma de Fritz Lang. On parle pour Lang d’un cinéma expressionniste. Et bien, le graphisme d’Inker mérite le même qualificatif. Ses décors sont envoûtants avec deux mentions spéciales. La première pour le domicile de Fritz Lang qui évoque, par son architecture, ce brutalisme cher aux architectes allemands de cette époque. La seconde pour la merveilleuse balade dans les décors du film où la précision du détail nous renvoie en permanence à des scènes de M le Maudit. Quant à ses visages, il suffit de vous recommander de savourer les quatre pages autour de celui de Peter Lorre, l’interprète de M le Maudit, lors de sa confession finale pour avoir tout dit. J’en ai d’ailleurs choisi une pour illustrer cette chronique.

Enfin, pour terminer cette longue revue de points forts, je salue le travail des éditions Sarbacane qui nous propose un magnifique écrin pour ce petit bijou de BD.

Quelques réserves

Fallait-il insérer dans ce récit, déjà fort long, toutes les digressions autour de la vie sentimentale de Fritz Lang ? Entre la fin tragique de sa première femme, Lisa Rosenthal, et la relation complexe avec sa seconde, Théa Von Harbou, il y a certes matière à écriture, mais était-ce le bon endroit pour le faire ? Personnellement, j’ai trouvé que ces parties n’ajoutaient pas au récit et pouvaient même l’alourdir. Bien sûr, cela donne un éclairage important sur la complexité du personnage de Fritz Lang mais le lien à M le Maudit m’a paru ténu.

Encore un mot...

FRITZ LE BENI

J’imagine qu’à la fin du tournage de M le Maudit, Fritz Lang, dont l’ego n’était pas négligeable, a dû ressentir le frisson du chef d’œuvre, celui de la trace indélébile dans l’histoire du septième art. Le 9ème, j’espère, se souviendra peut-être en terme aussi élogieux de ce Krimi

L’exigence de qualité a été poussée très loin, tant au niveau de l’écriture que celui du dessin. Les auteurs rendent hommage à cette étrange Allemagne de 1933 dont la richesse intellectuelle et artistique va être balayée par le régime que l’on sait. Et la BD se clôt par une triple symbolique : l’Horreur, incarnée par l’inspecteur Lohmann, déporté vers les camps, qui pensait être allemand et qui n’était « que » juif ; l’Espoir, c’est Lang, l’artiste fuyant le régime Nazi qui tente de le récupérer pour revivre ailleurs ; et le pire des symboles : la Normalité du criminel, Peter Kürten, dont le cerveau a été disséqué après son exécution, et que les médecins ont considéré « normal ». Sacré symbole de cette époque où tant de gens normaux ont fait des choses abominablement anormales.

Une illustration

L'auteur

(site Bedethèque)

Alex W. Inker est diplômé en 2006 de l’Institut Saint-Luc de Bruxelles en Bande dessinée, titulaire d’un Master 2 de cinéma. En plus de son activité de dessinateur, auteur, il est professeur à l’université de Lille 3 où il enseigne à ses élèves les liens entre cinéma et BD. Il organise aussi des ateliers « découverte de la BD » dans les écoles, collèges et bibliothèques de sa région, l’Avesnois. Apache est sa première BD, publiée chez Sarbacane en 2016. En compétition pour le Fauve Polar SNCF 2017, l’album rencontre un succès à la fois public et critique. Dès lors, Inker met de côté ses activités universitaires afin de se consacrer pleinement à la bande dessinée. En 2017 sort son deuxième album, Panama Al Brown. L’Énigme de la force, biographie à tiroirs du célèbre boxeur mondain, amant de Jean Cocteau. À nouveau salué par la critique, l'ouvrage est sélectionné pour le Prix Töpffer International 2017. Camille Duvelleroy en réalise une adaptation numérique interactive pour Arte en 2018. Son troisième album, Servir le peuple, est l'adaptation du roman subversif de Yan Lianke. Inker y pastiche les illustrés de propagande chinois qui circulent pendant la Révolution culturelle et compose des saynètes chargées d'érotisme. L'ouvrage est en compétition officielle au Festival d’Angoulême 2019. 

Thibault Vermot, né le 15 avril 1985, est un écrivain et traducteur français. Il vit actuellement en Normandie où il est également professeur agrégé dans l'enseignement secondaire. Il est notamment l'auteur de Colorado Train, mention spéciale au Prix Vendredi 2017, et adapté en bande dessinée par Alex W. Inker. Il est également bassiste dans le groupe de musique Silent Injury.

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