L’homme qui tua Chris Kyle

Une relecture du film « American Sniper »
De
Dessins : Brüno, Scénario : Fabien Nury
Editions Dargaud
p. 158, 22,50 €
Notre recommandation
5/5

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Thème

« L’homme qui tua Chris Kyle » raconte l’histoire vraie du célèbre militaire américain et de son assassinat, en 2013, par un certain Eddie Ray Routh. Si Chris Kyle est aussi célèbre, en tous cas aux Etats-Unis, c’est parce qu’il est le militaire américain avec le plus grand nombre de tués homologués de toute l’histoire de ce pays, et, surtout, parce que son histoire a été portée à l’écran en 2014 par Clint Eastwood, sous le titre « American Sniper ». Mais, si le film se contentait d’adapter le livre autobiographique de Chris Kyle, n’évoquant quasiment pas le meurtre de celui-ci, Nury, pour sa part, se livre à une enquête complète et extrêmement fouillée des personnages liés à ce meurtre.

Cette BD se place totalement dans le genre « Docu-BD ». Il n’y a pas de trame romanesque, mais une succession de faits, qui construisent peu à peu le récit cohérent de cette étonnante histoire. Une phrase en exergue de la BD résume bien le projet des auteurs, elle est extraite du film de John Ford, « l’homme qui tua Liberty Valance » : « On est dans l’Ouest, ici. Quand la légende devient la réalité, on imprime la légende ». Clint Eastwood, dans son film, a raconté la légende, et avec Nury et Brüno, on découvre la réalité. Car, même si les auteurs précisent, dès les premières pages, qu’ils livrent leur point de vue sur cette histoire, ils s’appuient sur une documentation importante, faite d’interviews des protagonistes, de rapports de police, de déclarations sourcées, etc… qui laissent peu de place au doute sur la véracité des faits.

On découvre, à travers cette BD, le portrait des trois principaux acteurs de cette histoire.

En premier lieu, bien sûr, Chris Kyle, ex-membre des Navy Seals, véritable icône multi-décorée, et dont le comportement héroïque sur les champs de batailles ne fait aucun doute. Mais c’est la suite de l’histoire de cet homme qui est passionnante : comment survit-on à une gloire basée sur le fait d’avoir tué 160 personnes (score officiel homologué) ? Ici, l’histoire passe du blanc au gris, voir même au noir opaque.

Ensuite, l’assassin de Chris Kyle, Eddie Ray Routh. Son portrait est le deuxième que proposent les auteurs. Ex-Marine, Eddie apparaît très vite comme une personnalité troublée. Il est vraisemblablement schizophrène et son parcours chaotique trouvera une « issue » avec ce meurtre qu’il va commettre. Voulait-il être « l’homme qui tua Chris Kyle » ?

Enfin, la veuve de Chris, Taya Kyle, à qui les auteurs consacrent l’essentiel de la fin de leur récit. Et ce n’est pas la moins intéressante : comment cette femme, plutôt effacée pendant sa vie maritale, va devenir une personne célèbre et chantre d’une certaine vision de l’Amérique.

Points forts

Le procédé narratif mis en place par Fabien Nury est extrêmement habile. Pour ne pas ennuyer le lecteur (ce qui est un peu le risque de ces documentaires en Bandes Dessinées), il fait se succéder des séquences narratives assez courtes, de 2 ou 3 pages, puis nous entraîne vers un autre aspect de l’affaire. Même si l’image est un peu « cliché », on a vraiment l’impression de construire un puzzle en lisant cette BD. On assemble des pièces, et, à la fin, on a un portrait assez clair, non pas tellement de Chris Kyle, d’ailleurs, mais de l’Amérique qu’il représente.

Le trait de Brüno donne le rythme parfait au récit. Il pousse l’épure encore plus loin que dans Tyler Cross (Polar remarquable, déjà avec Nury au scénario, 3 tomes parus chez Dargaud), et ainsi, crée un cadre graphique simplement magnifique. J’adore, particulièrement, sa façon de représenter les nombreuses interviews qui émaillent le récit.

Quelques réserves

J’ai trouvé certaines parties de ce long récit un peu superflues, même si elles nourrissent l’histoire. Le conflit entre Chris Kyle et Jesse Ventura, ou l’entraînement de l’acteur Brad Cooper pour se préparer un film de Clint Eastwood, par exemple, ont tendance à ralentir le rythme de l’investigation graphique. Je n’ai pas trouvé non plus Brüno très à l’aise avec la représentation schizophrénique d’Eddie Ray Rough, versant un peu dans la caricature maladroite.

Encore un mot...

UNE LECTURE D’UNE CERTAINE AMERIQUE

Alors que l’Amérique se débat actuellement dans les problèmes raciaux que l’on sait, je trouve que cette BD fait réellement œuvre utile pour comprendre, sans la caricaturer, cette Amérique de Donald Trump. Tous les ingrédients du récit éclairent la Mythologie de ce pays : la passion des armes, la figure du Justicier, la vénération du fort et le rejet du faible, le rapport à la peine de mort, et, enfin, le showbizz politique (découvrez ce Jesse Ventura, une sorte de Proto-Trump délirant). Tout cela est présent dans ce récit, mais ne crée pas, à l’arrivée, un rejet manichéen de l’Amérique, comme parfois on a tendance à le ressentir de ce côté de l’Océan. Nury et Brüno nous disent « ce pays est comme ça, acceptez-le ou pas, nous, on a juste essayé de comprendre ». De ce point de vue, « l’homme qui tua Chris Kyle » devrait être une BD importante de l’année.

Une illustration

L'auteur

(d’après le site des éditions Dargaud)

Brüno est né le 1er mars 1975 en Allemagne, d'un père militaire et d'une mère au foyer. Après son bac, il passe un an à l'école Estienne à Paris, puis déménage à Rennes, où il obtient une maîtrise d'arts plastiques. À partir de 2001, il publie, avec Fatima Ammari-B, "Inner city blues" (Vents d'ouest), une série policière qui se déroule dans le milieu noir américain des années 1970. De 2003 à 2006, il anime, avec Pascal Jousselin, "Les aventures de Michel Swing", un feuilleton improvisé réalisé à 4 quatre mains. Cette bande dessinée est d'abord diffusée sur Internet avant de paraître en album (Treize Étrange) en 2006. En 2007, il rencontre Appollo avec lequel il signe chez Dargaud. Ensemble, ils réalisent deux séries pour la collection "Poisson Pilote", "Biotope" (un diptyque de SF) et "Commando colonial". Il poursuit, chez cet éditeur, ses collaborations fructueuses, notamment avec Fabien Nury, avec lequel il réalise "Atar Gull ou le destin d'un esclave modèle". L'album est récompensé par le prix Bulles de cristal 2013 dans la catégorie des 15-18 ans. En 2013, les deux auteurs lancent une nouvelle série, "Tyler Cross", dont le troisième tome paraît en 2018.

Fabien Nury est né en 1976. Après une première carrière de concepteur-rédacteur dans la publicité, il s'oriente vers l'écriture de scénarios. Amateur de polars et de cinéma, il puise l'essentiel de son inspiration dans l'histoire du xxe siècle. D'"Atar Gull" à "W.E.S.T." (Dargaud), d'"Il était une fois en France" à "L'Or et le Sang" (Glénat) ou à "Katanga" (Dargaud), il s'est imposé comme l'un des raconteurs d'histoires les plus inventifs de la bande dessinée contemporaine. En 2018, il publie, toujours chez Dargaud, "Charlotte impératrice", dessiné par Matthieu Bonhomme, ainsi que "Vintage and Badass", avec Brüno, une anthologie des films noirs qui ont inspiré "Tyler Cross".

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