
38, Rue de Londres. De l’impunité, Pinochet et le Nazi de Patagonie
Publication le 27 août 2025
555 pages
23,90 €
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Thème
38, Rue de Londres à Santiago, c’est l’adresse où dès le 11 septembre 1973, date du coup d’Etat militaire au Chili, est installé, dans les anciens locaux du Parti socialiste désormais interdit, un centre de torture et de liquidation des opposants, centre qui sera ensuite dupliqué dans bien d’autres endroits parfois inattendus (casernes mais aussi villa résidentielle, centre de vacances balnéaires ou pêcherie industrielle) dans tout le pays.
Le sous-titre explicite ce dont il est question : le combat des victimes et des ONG contre l’impunité des coupables. Tout part du 16 octobre 1998 lorsque le Général Augusto Pinochet est arrêté dans une clinique de Londres, objet d’une demande d’extradition d’un juge espagnol pour répondre des crimes de génocide, enlèvements et tortures. Ils sera empêché de retourner au Chili pendant plus d’un an et nous avons droit au récit presque heure par heure de la bataille juridique qui va s’ouvrir, à laquelle l’auteur a participé.
Le livre déroule en parallèle le parcours d’un second criminel particulièrement abject, l’ancien SS Walter Rauff, responsable direct de la mort de près de 100.000 victimes juives par gazage, réfugié en Patagonie chilienne après la guerre, jamais jugé ni extradé et mort dans son lit en 1984. On découvre que ces deux personnages non seulement se connaissaient depuis les années 50 mais que Rauff est suspecté d’avoir utilisé ses « compétences » au service de Pinochet dans la mise en place de la répression.
Points forts
Ce livre revient à bon droit sur une période trop peu connue, celle des 17 ans de dictature de la junte militaire chilienne et de son chef, un « passé qui ne passe pas » pour reprendre une formule ayant servi pour d’autres tragiques événements. Des années de règne brutal marquées par des assassinats, disparitions et tortures en grand nombre avant que le pays retrouve un fragile retour à la démocratie au prix d’une amnésie collective (loi d’amnistie, immunité conférée aux principaux dirigeants, jeu de la prescription).
Nous confessons que nous avions oublié l’épisode de l’arrestation londonienne de Pinochet ; il faut dire que l’actualité était alors dominée par le conflit en ex-Yougoslavie mais cette affaire survient dans un contexte d’avancée d’un véritable Droit international visant à mettre fin à l’impunité des dictateurs. Plus rien ne sera comme avant, même si les progrès sont encore insuffisants. Philippe Sands, avocat et professeur, un des meilleurs spécialistes de ces questions, était fondé à faire le récit de ce combat pour la Justice commencé à Nuremberg en 1945.
C’est d’ailleurs en repartant de Nuremberg, faisant le constat que nombre de criminels ont alors échappé au châtiment, que le livre s’intéresse à l’un d’entre eux : Walter Rauff et ses « unités de tuerie mobiles » dont la destinée recoupe, trop de fois pour que ce soit un hasard, celle du plus haut dignitaire de la junte chilienne.
Quelques réserves
Bien que juriste de formation, nous avons eu quelques difficultés à suivre le récit très détaillé des procédures en Grande-Bretagne mais aussi en Espagne, au Chili et jusqu’en Belgique, un peu trop touffu. On se perd dans les méandres de cette Justice anglo-saxonne que nous connaissons mal, même si nous apprenons des choses surprenantes (un exemple : la règle de la « station de taxis » qui interdit à un avocat anglais de refuser un dossier, aux antipodes de la clause de conscience de son confrère français).
On jongle entre les demandes d’habeas corpus, les affidavits et autres dissenting opinions des Law Lords et il faut être persévérant pour ne pas décrocher.
S’ajoute à cette première difficulté la construction du livre lui-même. Typiquement nous sommes aux antipodes du cartésianisme français auquel nous sommes habitués avec ses plans en deux parties et ses démonstrations logiques parfois trop sages ; ici c’est le règne de ce que les anglo-saxons appellent serendipity, une idée en appelle une autre et l’on vogue entre des anecdotes qui se succèdent sans souci de chronologie, avec de nombreuses digressions d’ordre personnel. C’est là le charme des auteurs anglais (un Français n’aurait jamais pu écrire Alice in Wonderland ou Peter Pan) mais ce qui est formidable dans la fiction devient gênant dans l’essai ou le récit historique.
On passe du procès Pinochet à l’enquête en Patagonie sur le nazi Rauff, dans des allers-retours incessants, au prix de redites, de sorte que la compréhension globale du sujet s’en trouve altérée, ce qui est dommage.
Encore un mot...
Il existe trois niveaux de lecture de ce livre :
Le plus accessible est le véritable thriller constitué par la traque sur de longues années des criminels du IIIème Reich ayant trouvé refuge en Amérique latine. On y croise Walter Rauff mais aussi Klaus Barbie, Josef Mengele et Adolf Eichmann, ainsi que les chasseurs de nazis Simon Wiesenthal ou Beate Klarsfeld, le Mossad israélien… Une bonne partie du livre est consacrée à répondre à la lancinante question : Rauff a-t-il repris du service dans le Chili de Pinochet pour participer activement à la répression selon ses vieilles méthodes acquises pendant la guerre ? La désespérante recherche de preuves, les rencontres avec les victimes mais aussi les bourreaux, les fausses pistes, les réticences et les mensonges, tout ceci est bien rendu et laisse une impression profonde..
Ensuite, il faut entrer – et c’est plus difficile – dans la seconde histoire qui est le combat de 1998 pour l’extradition de Pinochet, combat finalement perdu mais qui aura tout de même fait bouger les lignes en refusant aux anciens chefs d’Etat l’immunité pour les crimes les plus graves.
Enfin, il nous est donné une description concrète de ce que peut être la vie sous un régime dictatorial. On s’échappe ici de l’analyse aride de dossiers juridiques pour être témoin de scènes qui évoquent le film de Costa-Gavras Missing, et l’on entre dans la tête de participants à ces exactions aujourd’hui repentis (de jeunes appelés du contingent par exemple, marque cynique d’un régime qui cherchait à se créer des complices). On ajoutera une évocation puissante de la Patagonie, cette terre australe au bord du Détroit de Magellan qui semble maudite et pas seulement par son climat, théâtre dès l’arrivée des conquérants de l’extermination des populations autochtones, puis refuge des pires criminels nazis avant de devenir un bagne concentrationnaire pour le régime issu du coup d’Etat.
Une phrase
« En juillet 1974, un fourgon frigorifique avait transporté Leòn Gomez à travers Santiago et d’autres prisonniers vers des lieux d’où ils allaient disparaître.Vingt-cinq ans après, à Londres, un magistrat nommé Ronald Bartle jugea que chacune de ces disparitions pouvait être assimilée à un acte de torture, constitutif d’un crime contre l’humanité pour lequel Augusto Pinochet ne bénéficiait de nulle immunité et pouvait donc être extradé vers l’Espagne ». (p. 341)
L'auteur
Philippe Sands, né le 17 octobre 1960 à Londres, est écrivain, avocat franco-britannique et professeur de droit à l'University College de Londres. Spécialiste de droit international, il intervient devant de nombreuses cours et de nombreux tribunaux internationaux, notamment la Cour internationale de Justice, le Tribunal international du droit de la mer, la Cour européenne de Justice, la Cour européenne des droits de l'homme et la Cour pénale internationale.
Il est par ailleurs l'auteur de nombreux ouvrages sur le droit international, dont Lawless World (2005) et Torture Team (2008). Son livre Retour à Lemberg (2016) a reçu de nombreux prix, et a été traduit en 24 langues. Ses derniers livres sont La Filière (2020) sur l’évasion du nazi Otto Wächter et La Dernière colonie (2022) sur l'archipel des Chagos.
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