Alpinistes de Staline

Le destin exceptionnel et dramatique des frères Abalakov
De
Cédric Gras
Stock,
342 p.
20,50 €
Notre recommandation
3/5

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Thème

Ce livre est une biographie à deux têtes : celles des frères Abalakov, ensemble ou chacun à leur tour, champions de la conquête des montagnes de l’URSS dans la première moitié du vingtième siècle, au Pamir ou au Caucase hérissés de sommets hauts de 6 000 à 7 000 mètres.
Cela dans l’URSS de Staline avec ses injonctions et ses purges...
Vitali et Evgueni Abalakov naissent à un an d’intervalle en 1906 et 1907, en Sibérie au bord de l'Ienisseï.

Très vite ils traversent la rivière pour randonner et grimper dans les Stolby, immenses forêts que l’on pourrait comparer, toutes proportions gardées, à Fontainebleau car leurs blocs rocheux servent aussi d’école d’escalade.
Plus tard, au sortir de l’adolescence, ils sont attirés par les hautes montagnes vierges du Pamir et du Caucase.
Tous les étés de vacances y sont consacrés alors que le reste de l’année à Moscou voit Vitali devenir ingénieur et Evgueni peintre et sculpteur.

Les ascensions se succèdent toutes couronnées des succès qui font petit à petit leur réputation.

Puis viennent les difficultés avec, pour Evgueni seul, en 1933 le pic Staline 
(7 295 mètres) encore invaincu malgré son nom. Il sera seul à parvenir au sommet, dans des conditions particulièrement éprouvantes provoquant l’abandon du cacique soviétique, patron de l’expédition, qui pensait installer au sommet rien moins qu’une station météo...Avec la polémique sur le fait que le sommet ait été atteint ou non, on pense à l’Annapurna des Français dix sept ans plus tard avec les mêmes ingrédients : un politique, de grands sportifs, des blessures, une polémique et la victoire chauvine de toute une nation.

L’année suivante c’est le pic Lénine qui sera vaincu, cette fois par les deux frères ensemble.
Mais en 1936 ils vont vivre un enfer au Khan Tengri où ils perdront leur camarade suisse Lorenz et dont Vitali reviendra amputé de quatre phalanges à la main droite et trois à la gauche.

Maintenant le destin des deux frères, véritables héros de l’union soviétique, se scinde ; Evgueni, devenu sculpteur d’Etat, poursuit les ascensions tous les étés alors qu’un coup de tonnerre éclate dans la vie de Vitali : le 4 février 1938, il est arrêté chez lui à Moscou devant sa femme et son fils. Il est jeté dans l’une des terribles prisons des purges staliniennes. On lui reproche ses origines bourgeoises et d’avoir mis en place un réseau factieux grâce à ses fréquentations étrangères en montagne, notamment suisses. Deux ans passés dans différentes prisons l’amènent à un procès où, contre toute attente, et avec l’appui de camarades alpinistes, la fausseté des accusations est reconnue par le Tribunal qui le libère.

Arrive la guerre, Vitali à l’arrière et Evgueni au front contre les nazis dans les montagnes du Caucase.
Après la guerre, les deux frères tentent de reprendre l’alpinisme ensemble mais le coeur n’y est plus et leurs différences sont trop criantes.
Nouveau coup de tonnerre : Evgueni meurt bêtement, asphyxié dans une salle de bains.
Resté seul, Vitali devient un " pro " de l’alpinisme dont il théorise les méthodes quasi militaires et participe aux " alpiniades " de l’armée soviétique pour la gloire et l’entraînement.

C’est un vrai bolchevique de la montagne à laquelle il apporte sa science et ses talents d’inventeur. Son immense notoriété en URSS contraste avec le fait qu’il est pratiquement inconnu en occident.
Puis l’URSS s’ouvre enfin au monde, les " turists " envahissent ses montagnes et Vitali est un vieux sage qui récrimine et se souvient...
L’histoire se termine en 1982 par la victoire à l’Everest par une voie nouvelle d’une expédition russe dont Vitali était le responsable du matériel.
Il meurt de sa bonne mort en 1986 à 80 ans.

Points forts

L’histoire " ahurissante " de ces deux frères, exhumée du secret de l’URSS, au cours de laquelle s’affrontent l’extrême liberté de la montagne et le dirigisme soviétique .

Comme le dit justement l’auteur ceux qui, dans le monde occidental, étaient selon Lionel Terray les " conquérants de l’inutile ", devenaient dans le monde soviétique les " conquérants de l’utile ". Car le régime soviétique ne pouvait tolérer ces héros que si leurs conquêtes servaient la nation : hommages à ses fondateurs (bustes de Lénine et de Staline déposés religieusement sur les sommets), service de la science (stations météo), recherche de gisements et exaltation des valeurs viriles, courage, abnégation du héros soviétique .

Il est intéressant de comparer cette histoire avec celle de l’alpiniste allemand Heinrich Harrer avec qui le régime nazi voulait exalter les mêmes valeurs décidément au service des totalitarismes...

Quelques réserves

Malgré un début au style vif et enlevé le livre qui croule sous l’abondance des expéditions des deux frères souffre de longueurs qui font faiblir l’intérêt du lecteur.

L’honnêteté de l’auteur l’a empêché de romancer son récit et de faire vivre ses personnages en inventant leur vie là où la documentation se révélait insuffisante. La rigueur historique y gagne mais le récit, qui aurait pu être haletant, y perd.

De la même manière l’auteur s’est interdit tout effet de suspens en révélant à l’avance le résultat des épisodes abordés . C’est dommage quand on connaît les meilleurs récits de montagne qui vous laissent souvent pantelants sur votre chaise au bord du vide...

Encore un mot...

L’histoire de la conquête des plus hauts sommets de l’URSS par deux frères, alpinistes surdoués, en pleine période stalinienne.

Une phrase

La montagne (comme tout le reste) n’a jamais été aussi politisée et l’on pourrait en rire, ne seraient quelques dramatiques anecdotes. Lestée d’un buste de Staline, une cordée fait face dans ces années-là à une tempête tenace sur les pentes de l’Elbrouz. Voilà un grand dilemme : s’alléger du poids de la statuette ou bien s’en encombrer au péril de sa vie ? Les alpinistes décident d’un commun accord d’abandonner provisoirement le fardeau ( pardon, le « grand Staline »). Ils se promettent néanmoins de le récupérer à la 

prochaine accalmie et d’achever comme il se doit la mission. Le buste est solidement arrimé et l’endroit minutieusement balisé. La cordée redescend semettre à l’abri. Elle écope de dix ans de camp.

L'auteur

Cédric Gras, né en 1982, s’est beaucoup intéressé à la Russie où il a terminé ses études ; il a enseigné à Vladivostok et pratiqué la randonnée et l’alpinisme.

En 2012 il participe à l’expédition en moto que Sylvain Tesson a relatée dans son livre  Berezina.

Auteur de plusieurs récits de voyages en Russie, il participe aussi à des revues telles que Géo, grands reportages, le Figaro ainsi qu’à des documentaires pour Arte.

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