L’ Archipel du Goulag, 50 ans après 1973-2023

Un cri de mémoire décisif
De
Alexandre Soljenitsyne Sous la direction de Georges Nivat
Sous la direction de Georges Nivat
Fayard
Parution en Novembre 2023
323 pages
30 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

 Georges Nivat, universitaire et normalien, spécialiste de la littérature russe et à ce titre traducteur, propose au lecteur d’aujourd’hui un essai (première partie de l’ouvrage sur 53 pages), entre invitation et initiation à la lecture et la compréhension de l’œuvre majeure de Soljenitsyne, le dissident le plus célèbre du régime soviétique dont on se plaît à répéter qu’il a contribué, avec la publication en 1973 à Paris de son  Archipel du Goulag, à la chute de l’Empire communiste. Sa démarche procède de la nécessité absolue de rappeler aux jeunes générations ce qui caractérisa cet empire, le service de la Révolution qui permet et justifie tout, les compromissions et les crimes abjects avec la mort au bout du tunnel, dans tous les cas ou presque ; rappel opportun du point de vue de l’essayiste quand on sait que la Russie de Vladimir Poutine n’a pas renoncé à ce régime de Terreur qui enferme toujours les dissidents pour les abattre et qui veut réduire Kiev à néant à l’époque à laquelle on retire l’Archipel de tous les manuels scolaires, de Saint-Pétersbourg à Moscou, quand l’univers carcéral reste la réponse opposée par toutes les dictatures à toutes les dissidences.

 Pierre Morel et Hervé Mariton s’associent à ce travail : 

  • le premier rappelant l’acte de résistance de l’auteur russe avec la publication en 1962 d’Une journée d’Ivan Denissovitch, roman publié avec l’aval de Khrouchtchev qui croyait pouvoir en le donnant s’affranchir des crimes de Staline, 
  • le second replaçant la publication de 1973 dans le contexte français, cette France qui va paradoxalement permettre l’émergence de ce monument écrit dans la clandestinité et l’accueillir avec réserve alors qu’il accable les élites de gauche, compromises par leur aveuglement manifeste devant tous ces crimes, Sartre en tête, à partir de cette diffusion difficilement contestables. 

 Les 270 pages qui restent transcrivent des « morceaux choisis » de cette œuvre immense qui en compte près de 600, qualifiée par Georges Nivat de « cathédrale d’écriture », cathédrale en ce sens  qu’elle monte à l’assaut du ciel, comme une « Élévation », bien plus qu’elle ne procède d’une sagesse stoïcienne qu’aurait pu inspirer l’enfer plat du camp. 

Points forts

  • La conception de cet ouvrage, avec les approches thématiques et sensibles des connaisseurs de l’œuvre de ce monument qui est tout à la fois,  littérature narrative, philosophie, politique et histoire, d’abord,  et l’indispensable parcours au cœur de l’œuvre elle-même qui vient ensuite, pour bien l’appréhender et la comprendre, la relecture du début étant conseillée à la fin, les commentaires préambulaires prenant tout leur relief après la lecture des extraits.
  • Le choix des extraits, pertinent, partage entre moments de vérité, d’extrême cruauté pleine de ces compromissions sordides qu’impliquent ces détentions massives et ces crimes abjects, pleine de la bêtise administrative aussi, et en contrepoint, ces  moments d’élévation de l’âme, de concentration extrême et salutaire, d’abstraction du réel, conditions de la survie du détenu.

Quelques réserves

 Aucune, sinon celle d’un choix de « morceaux » retenus, ceci exprimé par rapport à l’idée ou au principe du choix qui suppose de trancher dans le vif de l’œuvre, une cathédrale d’écriture dont il est finalement malaisé d’appréhender l’ampleur par morceaux, un choix qui à ce titre répond néanmoins à son objet en ce sens qu’il invite bel et bien le lecteur à lire l’Archipel en entier.

Encore un mot...

Le Goulag définit l’organisation des camps de travail conçue à l’époque de Staline, des camps multiples répartis sur l’immense territoire de l’Empire soviétique comme les îles d’un « archipel » ; la métaphore insulaire procédant de l’éclatement des camps et de leur multitude. Les arrestations sont massives et totalement arbitraires, les conditions de détention épouvantables, inimaginables de cruauté physique et mentale pour réduire le détenu à néant. L’article 58 du Code Pénal autorise toutes les arrestations, alors qu’il condamne aussi bien « l’action » que « l’inaction » tendant à l’affaiblissement du pouvoir, lequel autorisera tous les jugements iniques, toutes les déportations (15 millions de koulaks ou paysans puis les bourgeois, les aristocrates, les intellectuels et leurs contraires, tous les ennemis du peuple, ennemis d’un jour, d’un souffle ou d’une pensée subversives) ; des millions de morts pour rien, une chaîne sans fin de compromissions sordides, de sadisme absolu, une logique diabolique qui se développe pour ne jamais finir. C’est ce régime des arrestations arbitraires et l’univers carcéral qui vient à la suite que décrit Soljenitsyne dans un mélange de faits réels, expressions du quotidien dans ses détails les plus crus, objectifs puisque émanant d’innombrables témoignages reçus de l’auteur (227) , lui-même détenu plus de dix ans, puis « relégué » comme la plupart de ceux qui ont survécu par miracle, pour ne jamais revivre ni témoigner.

 La lecture de cet ouvrage est difficile, en ce sens que l’œuvre est difficile et la réalité qu’elle dénonce bien pire encore, l’exercice constituant sans doute un devoir, par respect pour les morts et leurs souffrances, par respect pour l’auteur et son courage, pour les témoins qui ont nourri son travail et l’ont rendu crédible, pour ceux qui ont permis la publication de ce livre dans le monde libre quand l’aveuglement régnait, en France plus qu’ailleurs, pour Jean Daniel, Directeur du Nouvel Observateur à l’époque qui, avant les autres, a su donner à l’auteur et à son œuvre l’audience qu’elle méritait et dont on connaît la carrière qui lui vaudra, entre autres distinctions et avant même la publication de l’Archipel, le Prix Nobel de Littérature.

 L’archipel est un monument et Soljenitsyne en est un autre, un russe plus émotif que philosophe qui se situe entre Dostoïevski et Tolstoï, à leur hauteur en tous cas.

Une phrase

Soit ! Nous nous montrerons magnanimes, nous ne les fusillerons pas, nous ne les gorgerons pas d’eau salée, nous ne les saupoudrerons pas de punaises, nous ne leur passerons pas le mors pour qu’il fassent « l’hirondelle », nous ne les maintiendrons pas debout pendant une semaine, sans dormir, nous ne les frapperons pas à coups de bottes ni de matraque en caoutchouc, nous ne leur enserrerons pas le crâne dans un anneau de fer, nous ne les entasserons pas dans une cellule comme des colis pour qu’ils ne puissent s’étendre que les uns sur les autres, nous ne leur ferons rien de ce qu’ils ont fait, eux. Mais face à notre pays, et face à nos enfants, nous avons le devoir de les rechercher tous et de les traduire tous en justice ! Non pas tant pour juger leurs personnes que leurs crimes, pour obtenir que chacun dise au moins à haute voix et intelligible voix : « Oui, j’ai été un bourreau et un assassin »”. page 121

L'auteur

  • Georges Nivat, normalien,  agrégé de russe, diplômé d’Oxford, a enseigné à Toulouse, Lille, Paris X ; aujourd’hui professeur honoraire à l’Université de Genève, il bénéficie aussi du statut de chercheur à Harvard et à Stanford. Il a traduit plusieurs des ouvrages de Soljenitsyne et en a écrit quelques autres sur Soljenitsyne : il a ainsi traduit et préfacé Le Pavillon des Cancéreux et préfacé pour la Pléiade le Crime et Châtiment de Dostoïevski.
  • Alexandre Soljenitsyne, russe, né au lendemain de la Révolution en 1918, compte parmi les plus grands écrivains russes et peut être le plus grand du XXème siècle. Après des études de mathématiques et de littérature, , il entre dans l’armée à l’heure de la guerre et se distingue par une conduite exemplaire, gagnant ainsi ses galons de capitaine d’artillerie ; jusqu’au jour où sa correspondance interceptée est jugée suspecte et contre-révolutionnaire, ce qui lui vaut 12 ans de camp et la relégation ensuite… jusqu’à sa réhabilitation en 1959. Ses livres écrits à l’époque de sa relégation et dans la clandestinité puis après sa réhabilitation vont lui valoir le Prix Nobel de Littérature en 1970 jusqu’à la consécration mondiale résultant de la publication de L'Archipel du Goulag, rendue possible par d’innombrables complicités occidentales. Plutôt que l’arrestation à laquelle il s’attend, c’est l’exil dont il fera l’objet en 1974, pour revenir finalement en Russie vingt ans plus tard à l’époque de la Glasnost et grâce à Gorbatchev et y mourir en 2008 à l’âge de 89 ans.

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