Les Aveuglés. Comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie

La cohorte des Européens sous l’emprise du maître du Kremlin. Une démonstration éblouissante !
De
Sylvie Kauffmann
Stock
Parution le 18 octobre 2023
350 pages
23 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

Sylvie Kauffmann, journaliste, éditorialiste, grand reporter pour le journal Le Monde a été correspondante pendant de longues années aux États-Unis et à Moscou. Elle se livre ici à un essai de géopolitique extrêmement documenté mettant en scène la Russie de Poutine d’un côté et les Européens de l’autre, Allemands et Français en tête. Son propos est simple et très éclairant sur, malheureusement, la faiblesse de l’Occident. Comment les Européens ont-ils pu laisser le champ libre à Poutine et en arriver à ce point où le maître du Kremlin puisse imposer sa loi aux frontières de l’Europe et dans les pays anciennement satellites de l’URSS ou même ayant appartenu à la Russie des tsars.

Cet essai démarre, après une introduction campant le décor à l’aube des années 2000, très exactement en septembre 2001. Poutine vient de prendre le pouvoir quelques mois à peine après l’arrivée de George W. Bush  à la Maison-Blanche. La première personnalité politique européenne à avoir fait preuve d’un aveuglement coupable devant les avancées de Poutine est, selon Sylvie Kauffmann, le chancelier allemand, Gerhard Schröder. Elle évoque une succession d’événements et une série de prises de parole de Poutine lui-même qui jalonnent les relations au début franchement cordiales mais qui se dégradent très vite entre le Kremlin et différentes instances européennes.

Premier événement marquant qui illustre la capacité de manipulation de l’hôte du Kremlin : le discours de Vladimir Poutine devant les parlementaires du Bundestag. Celui-ci, après quelques instants, se met à parler en allemand à l’assemblée. Les élus allemands sont aux anges, ils applaudissent à tout rompre. Comme le dit Sylvie Kauffmann, Poutine vient de leur « brandir un rameau d’olivier » avec cette promesse de coopération avec l’Europe, notamment pour éradiquer toute tentative et de toute action de terrorisme. C’est du grand art de sa part. Il faut se rendre à l’évidence quand il le veut, Poutine est « bourré de charme ». Et cela fonctionne assez bien jusqu’en 2007, pendant une période où Sarkozy tresse des lauriers à Poutine « tellement intelligent, tellement ouvert » et  puis patatras, c’est le discours de Munich ou « Poutine monte sur l’estrade tel un boxeur » pour fustiger l’Otan : « A la tactique de la main tendue succède celle de l’uppercut ».  Les humiliations ne font que commencer !

Points forts

Ils sont nombreux, à commencer par la richesse du contenu et la clarté des propos, mais il en est un qui est permanent : le choix et la description vivante et minutieuse des échanges et de leurs thèmes qui parlent forcément à tout à chacun, pour peu que l’on soit un peu attentif à l’actualité internationale et aux media qui sont le mieux introduits (en France par exemple LCI et Le Monde). Prenons trois exemples :

  •  La crise en Géorgie et les prémices de la guerre en Ukraine. Le talent de conteuse de Sylvie Kauffmann s’exprime à son meilleur niveau avec la description des interventions musclées et déterminantes de Sarkozy et de Poutine à Tbilissi et des péripéties qui ont suivi. L’arrivée en avion des diplomates européens à la frontière Azerbaïdjan / Géorgie puis leur transfert chaotique et humiliant dans des 4x4 défoncés est digne d’un roman de John le Carré en pleine guerre froide. 
  • Les tractations qui ont précédé la mise en route avortée du  Nord Stream 2. Dans Les Aveuglés on découvre que ce gazoduc qui gît maintenant au fond de la Baltique a coûté 9,5 milliards de dollars, pour rien. Lors de la « bataille du gaz » et la sortie malencontreuse de l’Allemagne du nucléaire, à chaque fois, la stratégie de la Russie apparaît clairement : exploiter sans hésitation les erreurs de l’Occident facilitées par la précipitation, par la naïveté et les erreurs d’interprétation provoquées par la pluralité et les divergences des interlocuteurs européens. Souvent, l’auteure le démontre, ce sont les Américains qui nous ont permis de sauver la face in extremis - une fois grâce à la présence d’esprit de Condi Rice puis de Anthony Blinken (déjà à la manœuvre).
  • La description jusqu’à l’os des relations privilégiés de Gerhard Schröder et de Poutine, les heures de discussions stériles dans une bonne humeur frisant l’hystérie, les relations quasi familiales entre l’ancien chancelier et son nouveau bienfaiteur (Vodia et Gerd fêteront ensemble longtemps leurs anniversaires réciproques) et les fêtes somptueuses au palais Youssoupov ; avec le recul d’aujourd’hui, 20 ans plus tard, cela paraît incroyable : « La virilité triomphante et l’amour de l’argent sont les deux traits de caractère qui rapprochent le chancelier d’hier et le maître du Kremlin dans cette bromance euphorique » écrit Sylvie Kauffmann. Les Schröder finiront d’ailleurs par adopter deux enfants russes. Mais le morceau de bravoure des Aveuglés (si on peut dire) reste le regard porté sur la guerre « coloniale » que mène la Russie de Poutine en Ukraine, ses tenants et ses aboutissants, avec un reportage sur les évènements de Maïdan et les efforts acharnés de Volodymyr Zelenski  pour mobiliser une Europe qui aura toujours un train de retard.
    Trois semaines après le début de l’invasion et les premiers bombardements sur Kiev, Sylvie Kauffmann relate un  discours enflammé de Zelenski au Bundestag (17 mars 2022) : « Messieurs les députés, on nous avait répondu  économie, économie pour défendre le projet du gazoduc Nord Stream 2, non, c’était une arme, c’était le préparatif d’une grande guerre, c’était en réalité du béton pour un nouveau mur ».  Il avait fallu entendre gronder les chars russes à la frontière pour que le nouveau chancelier stoppe in extremis (2 jours avant !) la certification du projet. A ce moment-là,  55 % du gaz allemand provenait de Russie qui tenait alors l’économie de la première puissance européenne sous sa coupe

Quelques réserves

Une petite : tout paraît malheureusement clair. Non ? Pas encore tout à fait :
Dans sa conclusion, à la dernière ligne, Sylvie Kauffmann écrit : « Un bref moment, Emmanuel Macron a donné l’impression (en coulisse) d’avoir enfin compris qui était Vladimir Poutine ! » On aimerait bien que notre grand reporter globe-trotter nous ouvre les yeux complètemen

Encore un mot...

« Il ne faut pas humilier la Russie » fut le leitmotiv de certains hommes politiques, tel Nicolas  Sarkozy, ou de diplomate éclairé, comme Hubert Védrine. Le livre de Sylvie Kauffmann  apporte une contradiction  frappante à cette doxa ; un certain jour de conférence au Kremlin où étaient invités les dirigeants occidentaux, y compris le Président de l’UE, Poutine a fait retirer les drapeaux de l’Europe pour ne conserver que les drapeaux nationaux. L’humiliation symbolique est un langage que Vladimir Poutine comprend et pratique à volonté ! En écho à cette analyse de la journaliste politique, on pourra mieux comprendre la psychologie de Poutine et des Russes eux-mêmes qui sont derrière lui, en lisant « La défaite de l’Occident » de l’anthropologue Emmanuel Todd (Gallimard). L’auteure insiste : la naïveté des Français  s’est illustrée dans les propos de notre ministre des finances, au tout début du conflit, qui espérait sincèrement abattre la Russie par quelques sanctions économiques improvisées et sous dimensionnées (versus le soutien de l’Inde et la complaisance des pays du Golfe - sans parler de la solidarité de pays comme la Corée du Nord ou la Chine ) et plus tard devant les «stratagèmes » déployés par Poutine pour manipuler Sarkozy puis Hollande dans l’accord de dupes à propos de la Géorgie et pendant l’épisode épique de Minsk, peu glorieux pour notre diplomatie.

Une phrase

(Nicolas Sarkozy le 22 novembre 2018, conférence à Moscou)
« La Russie est redevenue une puissance mondiale, clame Sarkozy au micro, c’est sa destinée, j’ai toujours été un ami de Vladimir Poutine.  Dimitri*, c’est la première fois que tu m’invites ici, l’année prochaine, je veux être invité aussi.
Spasibo ! » p. 339
* Kirill Dmitrief, PDG du fonds souverain russe

L'auteur

Sylvie Kauffmann  est journaliste au Monde avec maintenant une chronique hebdomadaire de géopolitique. Elle fut correspondante de ce quotidien du soir à Moscou puis à Washington, en Asie, en Europe centrale. Elle a été directrice de la rédaction en  2010-2011 (seule femme à ce poste). Elle milite dans les associations franco-américaines, tout en restant critique devant la politique de Donald Trump.  Elle a collaboré au New York Times et écrit régulièrement dans le Financial Times. Son mari diplomate a été ambassadeur à Singapour.

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