Retour vers l'obscurantisme

Connaissance contre Opinion, les vérités de la Science face aux vérités du Web
De
Catherine Bréchignac
Le Cherche Midi
Parution en Septembre 2022
187 pages
18 €
Notre recommandation
3/5

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Thème

Parvenir à connaître le fonctionnement du monde, la physique, la chimie, la biologie, l'infiniment grand et l'infiniment petit, les sciences humaines, est un processus long, complexe, qui fut entrepris il y a quelques siècles au péril de la vie de ceux qui voulaient sortir des dogmes pour en comprendre les lois essentielles. Chercheuse de renom international, directrice puis présidente du Centre National de Recherche Scientifique, Catherine Bréchignac invite le lecteur à découvrir le chemin difficile des vérités scientifiques, méthodes, théories, fausses routes et connaissances finalement admises par tous. Par tous ? Oui, il y a encore une cinquantaine d'années, quand seuls les faits observables, théorisés et reproduits selon les méthodes proposées pour les expliquer, étaient reconnus comme vérités "indéniables", solides et argumentées.

Ces vérités qui ont construit nos sociétés modernes sont aujourd'hui contestées par des idéologies et des réseaux qui opposent des opinions aux faits que 'la Science" s'évertue à présenter sans jugement de valeur. A partir d'exemples très concrets, l'auteur invite à redécouvrir quelques grandes découvertes (le feu, les ondes, l'électricité), et les mécanismes qui ont fait naître les peurs qu'elles ont engendrées ou engendrent encore (en particulier, les ondes). A travers de nombreux autres exemples, elle s'attache à expliquer la création d'un certain nombre de mythes (le chiffre 7, les peurs millénaristes, les pandémies), la naissance ou le renouveau de l'obscurantisme, rejet des vérités scientifiques au nom d'autres vérités, elles, occultes et "vraies" car en adéquation avec une vision fantasmée du monde. La dévalorisation de la parole scientifique, l'opposition de sa complexité à une culture générale construite de plus en plus en affinités au sein des réseaux sociaux, est le sujet de fond de cet essai.

Points forts

Évidemment, à moins d'être un (ancien) bac + 18 hyper-mnésique, ce livre apprend beaucoup de choses, sur la maîtrise du feu, des ondes, de l'électricité (voie "un extrait"). Depuis toujours, et plus encore depuis quelques décennies, le besoin de comprendre autant que la peur de disparaître ou d'être "manipulé" ont produit autant de connaissances que de fantasmes, que cet essai décrit avec sobriété, mesurant ce qui est accessible au plus grand nombre, et ce qui l'est moins, ornières possibles pour basculer dans les théories du complot, autres terres plates ou prévisions cataclysmiques composées à postériori, comme la peur de l'An 1000.

Car pour Catherine Bréchignac, la vérité scientifique ne se juge pas, elle se démontre. Elle n'est composée ni d'idées ni de sentiments, mais de théories vérifiées et reproductibles. Elle expose dans la seconde moitié de l'essai ce qui en fait la nature, mais aussi la fragilité, qui serait induite, à partir des années 2000, par le raccourcissement du temps entre l'observation d'un fait ou l'utilisation d'une technique, et l'accélération des prises de paroles pour le décrire ou le/la contester. A titre d'exemple, le feu, utilisé pendant des centaines de millénaires sans que son mécanisme et sa nature soient comprises, alors que 135 ans séparent la découverte et l'utilisation des ondes, des vibrations de la lumière aux téléphones portables - aux usages innombrables et sophistiqués, nourrissant fantasmes et accusations sans preuves. Frappante, cette épidémie de maux de têtes et de nausées imputée en 2009 à l'installation toute récente d'antennes relais sur des immeubles à Saint Cloud en région parisienne… alors que les antennes n'étaient ni alimentées électriquement, ni en fonctionnement !

 Petite cerise sur le gâteau, ne manquez pas le poème en épilogue !

Quelques réserves

Avec la complicité d'Agil, un observateur neutre et un peu malin (vous peut-être ?), que Catherine Bréchignac met en scène dans ces pages, le livre alerte avec pédagogie et patience mais n'apporte pas vraiment de solution. On risque donc de le refermer en se disant, avec un peu de désespérance, que la démocratisation de l'information a ouvert un boulevard où cohabitent sans filtres toutes les vérités (scientifiques), les interprétations idéologiques et les croyances.

Encore un mot...

Retour vers l'obscurantisme pourrait bien être le témoignage de l'inquiétude d'une grande scientifique devant la dépréciation de la science et des technologies sous le prisme des opinions et de l'opportunisme électoral. De l'énergie nucléaire à la 5G, des vaccins aux OGM, les exemples ne manquent pas pour se faire chantre, juge ou observateur - la frontière entre les trois est la propension à considérer ce qui forme une vérité scientifique. L'expérience, la carrière et le contenu de l'essai de Catherine Bréchignac en donnent quelques clefs.

Mais on aurait aimé que dans sa démonstration, le lien entre science et contestations de la science soit aussi développé que le volet épistémologique - vraiment intéressant, qui expose comment des phénomènes naturels ont été compris, des technologies mises en œuvre, sous le regard méfiant de l'opinion, et celui opportuniste de quelques nouveaux prophètes.

Pour sauver le parti des sciences qui ont construit nos civilisations, il faudrait repenser leur enseignement afin que chaque élève, chaque jeune adulte, soit en mesure de construire son jugement sur des réalités et non des fantasmes, sur un parcours pédagogique plutôt que sur des "affinités". Ce livre "lanceur d'alerte" témoigne, pour l'avenir de nos sociétés ultra innovantes et hyper connectées et la pertinence des choix démocratiques, de l'urgence sans doute vitale de séparer, ou de baliser clairement les voies de la manipulation de celles de la connaissance !

Une phrase

  • "D'innombrables saisons se sont écoulées entre l'utilisation des premiers feux par l'homme et la compréhension qu'il en a aujourd'hui. Des hypothèses les plus extravagantes ont été émises, comme celle de Zeus lançant la foudre sur la terre, des interprétations fantaisistes ont été érigées en fausses vérités convaincantes, et ce n'est qu'après de longs tâtonnements que la vérité scientifique s'est imposée." P 30  
  • "Agil parcourt la presse de l'époque et s'étonne de  lire que plus du tiers des voitures en circulation au début du 20ème siècle étaient électriques, les autres étant à essence ou à vapeur.[…] Elles ne se sont pas développées au cours du 20ème siècle […]. Pourquoi fabriquer de l'électricité avec de l'hydraulique, du charbon du pétrole pour faire rouler une voiture, alors qu'il est plus économique d'y verser directement de l'essence ? " P 83
  • "La technologie , en prise directe avec la société, est beaucoup plus visible, même si elle est mal comprise, constate Agil. Au 19ème siècle, on voyait la fumée jaillir des machines à vapeur sans connaître le principe de Carnot ; la fée électricité faisait apparaître la lumière, mais bien peu savaient énoncer les lois de Kirchhoff. Depuis que la société réclame que la science lui soit contée, et qu'on se doit, pour le faire, de quitter le langage scientifique au bénéfice de métaphores, d'images, d'analogies, on voit se dessiner, comme le dit le philosophe Dominique Lecourt, "un image mystifiées de la réalité des sciences et des technologies". P 148

L'auteur

Catherine Bréchignac a dirigé le Centre National de Recherche Scientifique de 2006 à 2010. Experte de la physique atomique, ses travaux de renommée internationale lui ont valu de nombreuses distinctions, aux Etats Unis, en Israël, en Suisse, en Angleterre, en Allemagne, en Belgique… et en France, où elle a été (notamment), élue membre puis Secrétaire Perpétuel de l'Académie des Sciences.

Outre de très nombreuses publications scientifiques, elle a rédigé plusieurs ouvrages consacrés aux relations entre science et société (dont N'ayons pas peur de la science en 2009) ; en 2020 son essai sur l'ordre et le désordre dans le vivant et l'univers, la Sardine et le diamant, a fait l'objet d'une chronique sur Culture-Tops  https://www.culture-tops.fr/critique-evenement/essais/la-sardine-et-le-diamant-de-lutilite-de-lordre-et-du-desordre.

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