Fred Hersch triomphe au festival de jazz de Saint-Germain-des-Prés

Piano solo du maître du contrepoint et de l’harmonie
De
Fred Hersch
Producteur : Manfred Eicher
Maison de disques: ECM
Notre recommandation
4/5

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Thème

Le pianiste de jazz Fred Hersh a paradoxalement longtemps été méconnu en France, alors que certains de ses élèves, qui publient volontiers leur dette à son égard, comme Brad Mehldau, l’un de ses cadets qui a bénéficié de son enseignement, étaient déjà salués sur les scènes parisiennes comme des héros. Les deux concerts donnés par le musicien américain dans l’amphithéâtre intimiste de la Maison de l’Océan, rue Saint-Jacques, où les apprentis juristes de la Sorbonne ont usé leur fond de culotte et où le grand Fred a bénéficié de plusieurs standing ovations, ont explicité pour le public français les ressorts cachés d’une chronologie qui leur avait pour partie échappée.

Si on avait le goût pour les formules journalistiques, on dirait que Fred Hersch est le chaînon manquant entre Keith Jarrett et  Brad Mehldau, l’un de ses fils spirituels. Soixante-huit ans, visage émacié sous les applaudissements, et marche mécanique d’une poupée désarticulée dans ses allers et retours entre les coulisses et la scène lors des rappels, il rejoignait ainsi, non loin du panthéon de la rue Soufflot, d’autres pianistes qui ont marqué l’histoire de cet instrument : Keith Jarrett, il n’y a décidément pas de hasard, Paul Bley qui lui-même influença le grand Keith et, dans un autre vaisseau du grand corps qui mène à Bill Evans, Chick Corea.

Fred qui, sur la scène du Théâtre de l’Océan, et au-delà même de la masse compacte du public, pouvait sans doute contempler l’infini de l’élément liquide comme Karl Jaspers à Hambourg, s’y est présenté en solo. 

Les commandes de Manfred Eicher, mythique fondateur du label ECM et nouveau producteur de Fred, ont contribué au début des années soixante-dix à renouveler le genre. Souvenez-vous, pour Keith, c’était Facing you et pour Paul Open, to love.

Fred se situe, il fallait s’y attendre, à l’altitude de ses devanciers, où, il faut bien le dire, le paysage est austère et aride et où on ne trouve plus grand monde.

Aridité, austérité sont des mots qui conviennent à l’écriture improvisatrice dépouillée de Fred qui, depuis son accident de 2008 l’ayant placé pendant huit mois entre la vie et la mort, l’a encore simplifiée, émondée.

De telle sorte qu’aujourd’hui ses deux mains qui, outre qu’elles dialoguent en permanence entre elles, ce qui est l’une des spécificités du jeu de Fred, dialoguent aussi, et c’est plus fondamental, avec le silence, l’écho, la réverbération et Fred lui-même, peut-être, mais lui seul le sait, avec ces grands fantômes de l’histoire du jazz, dont on a cité certaines hautes figures, alternant standards et compositions personnelles, parfois au bord de l’atonalité.

Points forts

Fred, cette comparaison peut surprendre, est un peu comme Picasso en peinture. Il est capable de résumer à lui seul l’histoire du piano jazz jusqu’aux accents du blues comme Memphis Slim et à la pompe stride assurée par la main gauche, comme Fats Waller. Le grand critique de jazz André Hodeir a écrit un jour que le piano en solo est un exercice redoutable pour plusieurs raisons dont le problème de la main gauche. Autrement dit, comment suggérer le tempo sans le marquer systématiquement ?

C’est à partir de la manière dont le soliste répond à cette question que, selon Hodeir, l’auditeur averti est capable de dire s’il a affronté avec succès l’art périlleux du solo.

S’agissant de Fred, je réponds “oui”, comme l’héroïne de Thomas Bernhardt dans la nouvelle éponyme et sans hésiter. L’autre soir, lorsque je l’écoutais, je savais qu’il est passé maître, et depuis longtemps, dans l’art du contrepoint. Sa longue pratique de la littérature classique - Bach avant tout - lui permet, en effet, d'affranchir la main gauche de sa fonction purement rythmique au bénéfice, souvent, d’un rôle mélodique. C’est l’un des apports manifestes du l’art de Fred, qui le rend si particulier et a fait de lui un maître avec, par surcroît, son art consommé des block chords et de l’harmonie, du solo absolu. 

Quelques réserves

Il n’y en a pas.

A ceux qui ont été gênés par les bruits infimes et parasites du public pourtant attentif de la Maison de l’Océan ou qui n’ont pu se déplacer, il faut recommander l’écoute du disque ECM dont on connaît la perfection acoustique des réalisations sonores depuis plus d’un demi-siècle. En écrivant cette recension, je l’écoute en boucle et vous pouvez m’en croire.

Encore un mot...

Mais, quitte à faire regretter aux absents un moment de grâce studieuse et recueillie, je dois préciser que le concert ne résumait pas le disque et j’aurais garde de ne point oublier que Fred nous fit don d’un magnifique Y love you Porgy et de deux interprétations de compositions célèbres du grand Monk, que Fred a toujours affectionné jouer. Il nous gratifia ainsi l’autre soir d’un Round about Midnight saturée des halos lumineux des réverbères parisiens.

L'auteur

Fred Hersch est aujourd hui auréolé de gloire, avec plus d’une soixantaine de disques à son actif et quatre Grammy award, comme le rappelait l’organiseur du Festival avant que nous ne fêtions, au terme de son périple de près de deux heures, sa “performance”, comme on dit outre-Atlantique.

Son succès devant le public parisien me fait penser à celui de Bill Evans, l’un des maîtres de Fred on l’a dit, lors de son dernier passage dans la capitale française, dont un enregistrement en deux volumes est le témoin. C’était à la fin des années soixante-dix, sauf que pour Bill, c’était le bout du chemin.

On souhaite longue vie à Fred Hersch et nous l’attendons déjà pour son prochain passage à Paris.

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