Heart
Disque vinyle et CD
Paru à la mi-octobre 2024
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Thème
Rares sont les jazzmen français qui se sont installés aux Etats-Unis pour y exercer leur art. Dans un passé désormais lointain, on peut citer l’exemple du pianiste virtuose Bernard Peiffer qui fit le voyage transatlantique au milieu des années cinquante. Jérôme Sabbagh appartient à cette minuscule diaspora française, même si tout accent a disparu de son prénom sur la couverture de son dernier opus, Heart, comme dans la langue anglo-américaine qu’il parle à merveille. Paradoxalement et logiquement à la fois, après plusieurs décennies d’expatriation, Jérôme semble désormais plus connu Outre-Atlantique qu’en France. Il est temps de combler ce gap.
Il vient de clore, au Sunset-Sunside, club mythique de la jazzosphère, une tournée dans la vieille Europe avec le créatif guitariste Ben Monder et l’immense Daniel Humair aux drums. Ils avaient constitué en 2010 un trio qui enregistra I will follow you, qui vient ainsi de se reformer sous ce titre prémonitoire.
La force de Jérôme, c’est son ubiquité : il est présent à New York comme à Paris, mais surtout il possède cette indéfectible qualité de rester lui-même tout en habitant plusieurs univers : celui, dépourvu de point fixe apparent, comme dans I still follow you ; celui, purement spéculaire, qu’il forma en duo de ténors avec son jumeau hétérozygote MarkTurner, qui fait irrésistiblement penser au style West Coast ; celui, en duo encore avec le claviériste Josef Dumoulin ou en quartet (Plugged in,2012), hérissé de parasitages numériques de toutes sortes et nourri d’expérimentations sur la matière sonore ; ou encore celui des ballades rêveuses au groove funky, sur des rythmes faussement binaires (Pogo, 2007; Plugged in).
Dans Heart, son nouveau disque, il n’hésite pas à convoquer les mânes du passé néo-bop, ce qu’il avait déjà commencé à faire dans son album précédent (Vintage, 2023). Il est vrai qu’il est assisté dans cet exercice, noblesse oblige, par l’un des vieux maîtres de cette musique, le batteur Al Foster.
Mais il faudrait appliquer la métaphore de l’ubiquité au temps musical lui-même : Jérôme est l’un des derniers avatars d’une longue lignée, en partie imaginaire, de saxophonistes ténor, qui irait de Dexter Gordon et même Lester Young, jusqu’à Sonny Rollins en personne en passant par les brothers Al Cohn et surtout Stan Getz.
Avec Heart, c’est donc, en apparence tout du moins, un certain retour à la tradition.
Points forts
La forme orchestrale choisie, le fameux trio sans piano, inaugurée par Sonny Rollins en 1958, est elle-même devenue canonique. Avec le jeu de basse débonnaire de Joe Martin, son train de sénateur, c’est toute la tradition des bassistes des années cinquante qui est à portée de main ; The swing of the pendulum, on pourrait appliquer ce titre d’Oscar Pettiford à son jeu, qu’il pratique la Walking bass ou le déhanchement du tempo, en le marquant alternativement sur l’un des temps de la mesure. Les noms de Percy Heath ou de Ray Brown viennent aussi spontanément à l’esprit.
Quant à Al Foster, batteur devenu mythique en raison de la longévité de sa présence auprès de Miles Davis dans ses groupes jazz rock, il ne faut jamais oublier que c’est, avant tout, un authentique batteur de jazz. Son idole est Max Roach, qu’il a d’ailleurs remplacé une fois au pied levé au sein de son propre groupe, et on pourrait le comparer, pour son sens du drive et la qualité de sa frappe, tellement sensible et délicate, aux grands hard-boppers, comme Billy Higgins, Ed Blackwell ou même Grady Tate.
Il n’est pas jusqu’au choix du répertoire qui, contrairement aux précédents enregistrements où les compositions souvent magnifiques du leader sont dominantes, ne fasse la part belle aux standards et renforcent l’impression d’un certain classicisme : Prelude to a Kiss du grand Duke, When the light are low de l’altiste mainstream Benny Carter ou même Heart, composition personnelle de Jérôme, qui pourrait devenir un standard et a peut-être été choisi pour ce motif comme titre du disque.
Dans un tel contexte où prédominent les balades, Jérôme Sabbagh peut laisser libre cours à ses méditations rêveuses, à ses échappées libres. Il est comme Kundera qui fait l’éloge de la lenteur. Mais, comme chacun sait, en musique, la lenteur n’est pas incompatible avec les accélérations soudaines ou les fulgurances de l’instant.
On aurait tort de croire, en effet, que le projet de Jérôme et de ses acolytes se résume à un hommage à la tradition. Deux compositions collectives, aux titres éloquents, Lead the way et Right the first time, sont là pour nous montrer que les choses ne sont pas aussi simples ; comme si, lorsque la voie est ouverte, et que la première prise est la bonne, on peut tout construire ex nihilo, tout improviser : le thème, qui accède d’emblée au rang de composition spontanée et les solos qui sont bien loin du modèle traditionnel dont la progression est commandée par la grille harmonique. Et Jérôme peut, l’air de rien, s’en donner à cœur joie : longues notes tenues (Lead the way) ou, au contraire, fragments épars (Right the first time)
Il y a quelque chose qui vient par surcroît et confère à ce trio sa qualité si particulière : c’est sa discrétion, au sens que les mathématiciens donnent à ce mot. Cette musique crée constamment des vides minuscules autour d’elle, des suites discontinues de points et de lignes, comme si elle avait pour vocation de donner une place au silence.
Quelques réserves
Il n’y en a aucune, sauf pour dire que Heart ne nous donne qu’un aperçu des multiples facettes de l’art de Jérôme Sabbagh, mais c’est comme une invitation au voyage et à la découverte de ses autres enregistrements.
Encore un mot...
D’aucuns ont coutume d’opposer les saxophonistes ténors en deux écoles distinctes : celle de Coleman Hawkins et celle de Lester Young et il est vrai que le jeune Lester sortit victorieux de sa fameuse battle avec The Hawk. Mais Jérôme Sabbagh mêle toutes les lignées, toutes les écoles qui deviennent chez lui autant de lignes de fuite, comme aurait dit Deleuze. Il a vécu sa scène primitive en écoutant Stan Getz dans une grande salle parisienne, c’est entendu. Mais nul besoin de faire une recherche en paternité. Dans Heart, les références sont indissociables et parfois indiscernables. Pour prendre cet exemple topique, Jérôme a consacré des années à « travailler et développer sa sonorité » comme il le dit lui-même. Alors oui, la sienne peut faire penser dans les aigus à celle, diaphane, de Stan Getz, mais, toujours matte et presque dépourvue de vibrato, elle s’épaissit désormais dans le registre médium et grave de l’instrument.
L'auteur
Jérôme Sabbagh a étudié la musique et le saxophone auprès de plusieurs maîtres des deux côtés de l’Atlantique. Deux noms méritent d’être cités en priorité : Jean-Louis Chautemps, poly-instrumentiste et musicologue érudit, qui fut l’un des saxophonistes ténors les plus libres et originaux de la scène française et Dave Liebman, aussi à l’aise au ténor qu’au soprano, qui fit ses premières armes dans le quartet sans piano d’Elvin Jones et est toujours l’un des acteurs essentiels du jazz contemporain. C’est dire qu’avec un tel parrainage, Jérôme est né au jazz sous les meilleurs auspices. Il a complété sa formation musicale au début des années quatre-vingt-dix au College of Music de Boston et a démarré sa carrière de musicien à New-York en 1995.
Il a enregistré son premier album en tant que leader en 2004 et en a aujourd’hui onze à son actif. C’est un audiophile averti ; adepte des enregistrements analogiques, il a sauté le pas avec Heart en créant son propre label, qui lui permet de mener l’ensemble du processus analogique sans solution de continuité : de l’enregistrement sur piste jusqu’à l’impression du disque vinyle. Bien entendu, Heart existe aussi en CD.
Il a pu développer, en presque trente années de carrière, des collaborations fécondes, tant aux Etats-Unis qu’en Europe : avec son compatriote le pianiste Laurent Coq qui travailla un temps aux Etats-Unis et avec lequel il a enregistré deux disques en tant que sideman, mais aussi, on l’a vu, Daniel Humair et Jozef Dumoulin. Il a su forcer la reconnaissance des plus anciens : outre Al Foster dans Heart, il a invité dans Vintage, son pénultième opus, Kenny Barron, qui est sans doute l’un des derniers représentants d’un certain art du piano, tout en élégance et au service de la cause commune.
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