Hypersensitivity

Tradition jazzistique et apports électroniques… l’ inventivité hypersensible de l’une des figures majeures de la scène française
De
Christophe Monniot en quartet
Maison de disques : Le Triton
Parution le 5 décembre 2025
15 Euros
Notre recommandation
4/5

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Le saxophoniste Christophe Monniot est comme Saint François d’Assise, il sait parler aux oiseaux. Il est vrai, qu’outre l’alto et le baryton, il pratique le sopranino dont les aigus rivalisent avec le chant de l’oiseau de paradis. Dans l’opéra de Messiaen consacré au Saint ornithologue, le rôle de l’ange est tenu par une voix soprane dont le chant se doit d’être divin. Et, c’est la gageure du compositeur, elle l’est. Avec cette hypersensibilité qui, à l’en croire, anime dans son dernier album Christophe le bien nommé, on ne saurait dire s’il est l’ange ou l’oiseau. La seule chose qui soit sûre, c’est que dans deux morceaux qui ouvrent et clôturent l’album (A lobster in a Tropical Garden et A Whale in The Tropical Forest), il dialogue en intrus maritime avec la faune ailée, comme jadis le bird, l’autre nom de Charlie Parker.

Christophe a fourni des éléments de langage à la presse dans lesquels il dit avoir éprouvé le besoin de revenir à la formule éprouvée du quartet, comme s’il voulait renouer avec une certaine tradition jazzistique. N’en croyez pas un mot. D’abord parce que le fil, même ténu, qui le lie à la tradition n’a jamais été rompu ; ensuite parce qu’il ne faut surtout pas imaginer que le retour au quartet classique impliquerait une quelconque option, conservatrice ou mémorielle au choix, sur la musique jouée, toujours inventive en diable chez Christophe Monniot.

Contrairement à certains de ses collègues, il n’a jamais abandonné les fondamentaux du jazz que sont, outre l’improvisation, une certaine forme d’expressivité et de traitement de la matière sonore et cette chose indéfinissable qu’on appelle swing, sans compter l’improvisation à partir des grilles harmoniques (tonales ou modale comme dans Blow What).

Tous ces ingrédients sont présents au plus haut point dans Hypersensitivity, mais leur usage n’est nullement exclusif de l’élargissement des perspectives de notre jazzman par le recours à l’apport des musiques électroniques (les deux pièces ornithologiques), à l’atonalité ou à l’improvisation libre.

 Ajoutons à cela que l’album mêle l’enregistrement en studio et la captation live (Blow What, Biguine pour un ami), c’est-à-dire une certaine forme de spontanéité de l’instant avec des recherches plus ardues (re-recording, bruitisme), et l’on aura une idée, forcément partielle, de l’équilibre métastable entre tradition jazzistique et ouverture vers d’autres horizons, qui caractérise l’art de Christophe Monniot.

Blow What en est peut-être le morceau le plus symptomatique puisque, après une introduction très libre et dialoguée, les musiciens s’approchent à pas comptés d’une version revisitée du légendaire thème So What de Miles Davis. Entre Blow et So, l’allusion anagrammatique est transparente, que confirment l’approche modale et les accords billevansiens.

Points forts

La maîtrise technique de Christophe Monniot n’est plus un secret pour personne, j’en ai fait le commentaire admiratif dans ces colonnes-même à l’occasion de son précédent opus (Six Migrant pieces). Elle est d’autant plus remarquable que nous avons affaire à un poly-instrumentiste. Je voudrais insister sur ce que je considère comme l’une des caractéristiques prégnantes de la poétique de Christophe Monniot, ce que j’appellerai sa “véhémence paroxystique". Il n’est pas aisé de parvenir au paroxysme en musique, cela demande une longue préparation avec une irrépressible montée de la tension jusqu’à l’explosion finale, comme Coltrane a appris à le faire à tous les souffleurs qui l’ont suivi. C’est encore plus rare de s’y maintenir, comme en est capable Christophe dans Blow What ou Grace. 

Il faut pour cela savoir transmettre à l’auditeur le sens d’une forme d’énergie surpuissante. Christophe n’y parvient que grâce à la mobilisation de certaines qualités instrumentales qu’il possède au plus haut point : puissance sonore, vocalisation extrême, capacité de variation infinie de la sonorité, sens éblouissant de l’articulation, sans même parler de la facilité déconcertante avec laquelle il parcourt en un instant les registres extrêmes de ses instruments. Il en résulte un étrange sentiment de verticalité de son jeu, démultiplié dans Grace, à la faveur de l’usage de l’électronique ; comme si la répétition des notes tenues, les appogiatures sur toute la tessiture de l’instrument, la variation des timbres (éraillements, fêlures, éructations, jusqu’au cri pur), qui se déroulent forcément à l’échelle du temps, se concentraient, en un instant purement imaginaire indéfiniment répété, pour s’y superposer toutes.

Ce quartet comporte une invitée de marque en la personne de la pianiste Sophia Domancich. Le hasard des publications a voulu que je chronique la semaine passée pour Culture Tops, son dernier album en leader (Wisches). Ici, elle se met totalement au service du projet commun, ce qui lui permet de dévoiler ses qualités d’accompagnatrice, avec tout l’acquis hérité des maîtres des années soixante (Bill Evans, Mc Coy Tyner, Herbie Hancock, entre autres), jusqu’aux accents bluesy de Grace.

 Ce qui ne l’empêche pas de déployer, dans de longs solos, sa manière propre : improvisation solitaire en staccato si caractéristique dans Grace encore, longues phrases de la main droite à partir de notes d’égale longueur dépourvues d’accents au début de Somewhere in the after Life, ou multiples échappées atonales.

Christophe Monniot n’hésite pas à donner la parole aux autres membres du quartet (parfois augmenté d’une voix pour l’exposé des thèmes à l’unisson). Le solo du batteur Denis Charolles dans Oh La La est un modèle du genre qui pourrait être enseigné dans les écoles : comment à partir du centre constitué par la pulsation irrégulière de la grosse caisse élargir le propos par une succession de cercles concentriques et revenir au motif initial avant que l’orchestre ne reprenne. Quant au contrebassiste Felipe Cabrera, son accompagnement est irréprochable et ses solos engagés.

Quelques réserves

Aucune réserve pour ce quartet Hypersensitivity  qui nous offre l’une des plus belles acoustiques françaises.

Encore un mot...

Christophe Monniot se produit trop rarement à Paris. Il vient de présenter son nouvel opus au Triton le 4 décembre. Il faudra attendre le 12 février 2026 pour l’entendre sur la même scène avec son compagnon Didier Ithursarry. 

Une illustration

L'auteur

Christophe Monniot, qui a porté le béret puis la casquette, est aujourd’hui âgé de cinquante-cinq ans ; c’est l’une des figures majeures de la scène française. Diplômé du CNSM, il a fait se premières armes dans les grandes formations de Dehors, Fred Pallem et dans les Baby Boomers, groupe ainsi dénommé par Daniel Humair en raison de la différence de génération qui le séparait de ses partenaires, avec lequel il a enregistré deux disques.

L’un de ses premiers albums en tant que leader, Ozone, fut salué par la critique. Et depuis lors, il en est de même à chaque fois qu’il en fait paraître un nouveau. Il en compte désormais dix-sept à ce titre à son actif et plus de quarante, en tant que sideman. Outre ses propres formations, à géométrie variable selon les projets du moment - ici en quartet, en formation plus nombreuse pour son pénultième album Six Migrant Pieces -, il ne dédaigne pas de jouer en duo avec certains de ses pairs, qu’il s’agisse du trompettiste Médéric Collignon, du guitariste Marc Ducret ou de l’accordéoniste basque Didier Ithursarry.

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