
Keepers of The Eastern Door
Album CD 15 dollars
Parution mai 2025
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Thème
Lorsqu’on écoute un album comme celui-là, on se prend à penser que seuls les Etats-Unis sont à ce point capables de maintenir vivante une certaine tradition du jazz. Chris Cheek fait incontestablement partie des gardiens du temple, cette expression ne revêtant dans mon esprit aucun caractère péjoratif, bien au contraire. Et d’ailleurs, le titre-même de l’œuvre le suggère à sa manière au moins métaphoriquement, au-delà de sa référence explicite aux Indiens mohawk. Ces derniers, par leur proximité géographique avec les colons européens en provenance de l’extrémité orientale du continent, étaient les ultimes défenseurs de la culture iroquoise et étaient, pour cette raison, connus sous le nom de Gardiens de la porte de l’Est. Au demeurant, les anthropologues les plus pertinents ont toujours vu dans les Indiens des Westerns la figure symbolique des Noirs américains qui ont inventé le jazz.
Il y a belle lurette que les musiciens européens sont capables de rivaliser sans difficulté avec leurs confrères d’Outre-Atlantique. D’aucuns affirment même, non sans certaines solides raisons, que la contrainte du marché se faisant plus douce sur le vieux continent, le jazz européen serait plus aventureux, voire plus créatif que le jazz américain. Je doute que ce soit vrai mais ce qui l’est plus, en revanche, c’est que les jazzmen européens ont inventé une musique intégrant les apports de leur propre tradition qui est celle de la musique savante, qu’elle soit classique ou contemporaine. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils ont su développer, à l’aube des années 70, un idiome qui leur soit propre. Par contraste, la seule tradition dont sont détenteurs les Américains c’est, qu’on le veuille ou non, le jazz lui-même et rien d’autre.
Chris Cheek l’illustre à merveille dans ce nouvel album plein d’équilibre et de décontraction où il se paye le luxe d’être assisté, dans sa salutaire entreprise de conservation du patrimoine jazzistique, par l’un des guitaristes les plus iconiques des dernières décennies en la personne de Bill Frisell. Or il faut toujours garder présent à l’esprit que Bill, pour s’être distingué sur les fronts expérimentaux du jazz new yorkais, notamment au sein du combo du chamanique Paul Motian, au sein duquel il a d’ailleurs côtoyé Cheek, est aussi un sectateur de la tradition jazzistique. Quand on aura ajouté que la paire rythmique formée par Tony Scherr et Rudy Royston s’inscrivent dans cette droite ligne, il y a fort à parier que les amateurs passeront un bon moment à l’écoute de cet album.
Maison de disques : Analog Tone Factory
Disque physique (CD ou vinyle) : https://analogtonefactory.com
Points forts
Cheek peut être considéré comme un héritier à part entière des Four Brothers. Je reconnais que cette affirmation sibylline mérite sans doute une explication. Par Four Brothers, on entend d’abord ceux qui formaient la section de saxophones du grand orchestre de Woody Herman, dans la seconde moitié des années quarante, qui avaient la particularité de tous jouer du saxophone ténor et de se réclamer de la figure tutélaire de Lester Young, surnommé pour cette raison Prez, le président.
Par la suite, cette expression s’est étendue à tous les saxophonistes ténors de la même obédience qui officiaient pour la plupart sur la côte Ouest. Leur style est caractérisé par un phrasé souple qui s’est affranchi des barres de mesure, une sonorité éthérée et diaphane et une expression décontractée que rien ne peut venir perturber.
Cheek possède au plus haut point toutes ces qualités. J’y ajouterai un vibrato discret et subtil proche du tremblement parfois (Smoke Rings). Sur certains morceaux, il s’écarte parfois presque insensiblement de ce modèle à la douceur inaltérable, par des accents funky qui font presque penser fugitivement à King Curtis (On A Clear Day). Ailleurs, il semble se réclamer du courant mainstream et on ne peut s’empêcher de penser aux altistes Johnny Hodges ou Benny Carter (Smoke Rings, encore).
Il forme avec Bill Frisell un duo complice après tant d’années qu’ils se connaissent, même si cela fait longtemps qu’ils n’avaient pas joué ensemble. En ayant obtenu la présence à ses côtés du grand guitariste, il abat une pièce maîtresse. La sonorité légèrement métallique du maître, dont chacune des improvisations peut être considérée comme une pièce de collection (Oldies but goodies), est sa signature autographe.
Je veux dire un mot du batteur Rudy Royston qui, lui aussi, a l’habitude de jouer avec Bill Frisell. Son drive sur la cymbale du même nom, merveilleux de souplesse, doit être un appui irremplaçable pour tout soliste. Et Cheek doit bénir le ciel de Saint-Louis (Missouri) qui l’a vu naître de pouvoir compter sur le concours infaillible d’un tel partenaire. Non seulement c’est un redoutable technicien (écoutez sa science des roulements, même s’il n’en fait nullement étalage), mais il est aussi d’une sensibilité à fleur de peau (celle de ses fûts et caisse claire) avec un son magnifique et une frappe nuancée. Kenny Clarke, où qu’il se trouve en ce moment, doit boire du petit lait en l’écoutant.
Le répertoire choisi, qui se compose de morceaux originaux signés par le leader ou de standards y compris issus de la pop music (John Lennon, From Me To You), sollicite les tempos lents ou médiums qui permettent à Chris Cheek de déployer son art consommé de la ballade. Ecoutez le chant hymnique emprunté à Purcell (Lost Is My Quiet) et vous serez touchés en plein cœur par les unissons, les chants et contre-chants de Chris et Bill.
Quelques réserves
Ces musiciens sont peu connus en France, à commencer par le leader et à l’exception notable de Bill Frisell. Et je ne suis pas sûr qu’ils bénéficient, pour cette nouvelle création, de la couverture de presse qu’ils méritent. Ma réserve, en forme d’amical avertissement, s’adresse plutôt aux chroniqueurs des journaux, afin qu’ils rendent grâce à cet album.
Encore un mot...
Nous soulignerons, une fois n’est pas coutume, la qualité de la production de cet album. Il paraît sous un label indépendant, Analog Tone Factory, récemment créé par le saxophoniste franco-américain Jérôme Sabbagh, dont nous avions eu l’occasion de chroniquer le dernier disque dans ces colonnes, Heart. La photo sépia qui orne la couverture de l’album représente un Mohawk à bord de son canoë se mirant dans l’onde immobile. Elle est absolument magnifique. Mais c’est surtout la qualité de l’enregistrement qui mérite une mention particulière. Il a été effectué selon le mode analogique pour la totalité du processus : de l’enregistrement sur piste jusqu’au pressage du disque vinyle, même si l’album est disponible en CD et sur les plateformes numériques.
L'auteur
Chris Cheek a bénéficié d’une formation musicale complète en fréquentant l’Université Webster et le Berklee College of Music. Il débarque à New-York en 1992 et fait ses classes dans l’Electric Bebop Band du batteur Paul Motian. Il joue aussi avec Lee Konitz et Carla Bley.
Si le nombre de ses enregistrements en tant que leader est modeste, il signe ici son dixième album, il apparaît en tant que sideman dans plus d’une centaine de sessions avec Paul Motian, Brad Mehldau ou Steve Swallow, pour ne citer que les plus connus en France.
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